vendredi 1 juin 2018


Constructivisme

Ce terme possède plusieurs significations voisines. Il est d’abord assimilé à la théorie de Jean Piaget*, qui conçoit le développement de l’intelligence comme une construction progressive associant une maturation biologique (ou schèmes d’action ou de pensée préexistants) et l’expérience (l’acquis). Dans La Naissance de l’intelligence chez l’enfant (1936), Piaget tord le cou à deux autres théories dominantes de l’époque : la psychologie de la forme (Gestalt) qui, selon lui, accorde trop d’importance à l’inné, et le béhaviorisme, qui part du principe que les connaissances s’inscrivent dans le cerveau comme une « cire molle ». Piaget découvre que l’enfant construit ses connaissances par ses propres actions (trouver le mamelon du sein, prendre un objet puis le lâcher). L’enfant assimile les données du monde qui l’entoure mais doit, pour ce faire, accommoder ses structures mentales, c’est-à-dire les modifier (et par là-même les développer) afin de se réajuster en permanence à son environnement.
En sciences cognitives, le constructivisme désigne plus généralement les théories qui conçoivent les représentations mentales et connaissances comme des constructions progressives, issues à la fois de l’intégration de l’expérience et de l’organisation progressive des circuits neuronaux.

La réalité inventée
Enfin, le constructivisme devient progressivement un des fondements de l’approche de Palo Alto, un courant de pensée et de recherche particulièrement fécond, qui se développe en Californie à partir des années 1950, comme en témoigne la publication en 1981 deL’invention de la réalité. Contributions au constructivisme sous la direction de Paul Watzlawick. Le psychologue y soutient que la réalité sociale est une « invention » ou une « construction mentale », au sens où nous ne cessons de projeter sur le monde nos propres représentations.
En sociologie, le constructivisme se rapporte aux approches contemporaines qui envisagent la réalité sociale comme une « construction sociale permanente ». Inaugurée par l’ouvrage de Peter Berger et Thomas Luckman, La Construction sociale de la réalité (1966), revisitée en 1999 par Ian Hacking dans Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?,l’optique constructiviste peut être appliquée à n’importe quel type de phénomène : l’enfance, la délinquance, les émotions, le sexe et le genre, l’amour…
Le but de ces analyses est de rompre avec un réalisme naïf et la naturalisation des faits sociaux, invitant à prendre en compte le poids des représentations dans le regard que l’on porte sur le monde. De nos jours, certains militants LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) se réclament du constructivisme pour affirmer que le sexe subjectif est indépendant du sexe corporel et biologique.

Comment voit-on le monde ? Représentations sociales et réalité
Propos recueillis par Jacques Lecomte
Les représentations sociales nous permettent d'assimiler l'information en provenance de notre environnement et de communiquer avec autrui. Elles évoluent en fonction des préoccupations d'un groupe humain.

Sciences Humaines : Les représentations sociales sont un des grands thèmes de recherche des psychologues sociaux. En quoi consiste une représentation sociale ? Quel en est le contenu ?
Serge Moscovici : Les représentations peuvent être comparées à des « théories » du savoir commun, des sciences « populaires » qui se diffusent dans une société. Pour faire court, on peut d'un côté décrire la structure d'une représentation sociale par la formule : un noyau stable régulier plus des éléments périphériques. Ainsi, pour ce qui est des représentations ethniques, ce noyau est constitué par une permanence des traits, des caractères culturels et biologiques attribués à un groupe. De l'autre côté, sa dynamique peut être décrite par les processus d'«ancrage» et d'« objectivation ». En effet, ce noyau peut attirer des éléments très différents qui circulent dans les réseaux de communication. Ancrés dans ce réseau, ils reçoivent une signification neuve, un emploi métaphorique, comme la notion de virus dans le champ de l'informatique. Il y a un rapport étroit entre le processus d'ancrage et la prolifération sémantique, la polysémie des mots.
Comment, ensuite, définir le processus d'objectivation, sinon par une ontologisation, l'inscription des éléments de représentation dans le réel ? Tout objet ou comportement social est une réalité plus une représentation. En objectivant celui-là, on le façonne, on l'unit à celle-ci. Par exemple, au cours d'une enquête sur les représentations de la psychanalyse, j'ai constaté que des éléments théoriques avancés par Freud, tels que l'inconscient ou le complexe d'OEdipe, devenaient, une fois répandus dans la population, de véritables réalités objectives.
Inversement, j'ai été surpris, il y a quelque temps, de constater l'absence de représentations sociales du marxisme comme j'avais pu en repérer pour la psychanalyse. Ce terme et les éléments qui le composent n'ont pas véritablement pénétré dans la vie des gens, même des communistes. Alors que dans mon enquête sur la psychanalyse, les gens faisaient allusion à des aspects spécifiques de cette théorie, tel que l'inconscient, ce n'était pas du tout la même chose avec le marxisme. A la limite, les personnes que j'ai rencontrées faisaient allusion aux rapports entre riches et pauvres, mais il s'agit là de catégories plus anciennes, non spécifiques au marxisme.

SH : Quelles sont les fonctions des représentations sociales ?
S.M. : Tout d'abord, elles sont indispensables dans les relations humaines, parce que si nous n'en avions pas, nous ne pourrions pas communiquer et comprendre l'autre. Elles permettent également les actions en commun. Par exemple, pour qu'un mouvement social puisse agir et s'affirmer, la façon dont il se voit et dont il anticipe sa présence dans la société et dans les médias est essentielle.
Les représentations sont également importantes à l'échelon individuel. En effet, personne n'a jamais de contact direct avec la réalité. On ne peut pas assimiler de l'information si on ne dispose pas d'une sorte de représentation préalable. Les représentations sociales sont donc une condition pour que l'individu placé devant une information puisse se former sa propre représentation de la réalité.

SH : Mais existe-t-il des représentations qui n'ont aucun lien avec le réel ?
S.M. : Evidemment, car en un sens, les choses « chimériques » ont plus d'importance pour nous que les choses « réelles ». Mais je n'en fais pas, comme certains, un principe de l'absence de lien avec le réel. A condition de reconnaître que ce lien avec la représentation est lui-même valable historiquement. Par exemple, on parle de l'« économie réelle » et de l'« économie financière », laquelle serait de l'ordre de la représentation sociale pure. Tout le monde semble le comprendre, mais qui connaît le critère de cette distinction ? En tout cas, nous assistons actuellement à une transformation extraordinaire de ce qu'est l'argent, lequel devient de la pure représentation, avec les flux financiers, les chéquiers, le paiement électronique. Cela ne veut pas dire que l'argent ne correspond pas à la réalité, puisqu'il vous donne accès à quelque chose de réel.
De plus, chaque représentation crée la réalité de ce qu'elle désigne. Par exemple, de quoi parlons-nous lorsque nous utilisons l'expression « la force du marché » ? On ne parle plus aujourd'hui de la force contraignante de la nature parce que nous pensons pouvoir intervenir dans presque tous les phénomènes naturels. Il n'y a plus de fatalisme à ce sujet, alors qu'il y en a beaucoup à propos de la force du marché. Or, le marché n'existe pas en dehors de la représentation que nous en avons. La force de celui-ci n'est en fait ni plus ni moins que la force de la représentation que nous nous faisons de lui.

SH : Vous avez dit que les représentations sont consensuelles, pourtant tout le monde ne partage pas nécessairement les mêmes représentations.
S.M. : Effectivement, le fait qu'une représentation soit largement présente au sein d'une population ne veut pas dire que tout le monde la partage. Il y a, par exemple, une représentation polémique des médias entre, disons, les « traditionnalistes » et les « postmodernistes ». Les traditionnalistes, très critiques, font constamment des médias un bouc émissaire, alors que les postmodernistes affirment que les médias et surtout les multimédias représentent en quelque sorte le salut. Une autre posture consiste à faire une nette distinction entre bons et mauvais médias. Enfin, il y a une dernière catégorie de gens qui se retirent face à ce débat.
Un autre exemple de représentation polémique concerne le monde social, aujourd'hui en France. Certains groupes estiment que le social est quelque chose d'autonome, alors que d'autres pensent au contraire qu'il dépend de l'économie. Mais il y a aussi des représentations hégémoniques. C'était, par exemple, le cas dans la société soviétique, où toutes les représentations différentes ont disparu. Or, maintenant que le communisme n'est plus présent, on constate une sorte de vide cognitif puisqu'aucune représentation ne l'a remplacé.

SH : Quelle distinction faites-vous entre représentation et idéologie ?
S.M. : A vrai dire, je ne vois pas bien ce que recouvre la notion d'idéologie. Quand je suis allé dans les pays de l'ex-Europe communiste, je me suis demandé : « En quoi consiste donc cette idéologie, puisqu'on ne la trouve ni dans les institutions, comme la religion dans l'Eglise, ni dans l'esprit des gens, comme le nationalisme ? » Peut-être l'idéologie n'est-elle qu'un cliché de notre culture auquel ne correspond aucun concept théorique, puisqu'il n'appartient à aucune théorie de la société. Weber et Durkheim n'en parlent jamais. Et Marx fort peu, en tout cas dans ses analyses économiques ou historiques. C'est après la révolution bolchevique que le mot d'idéologie est devenu à la fois un emblème et peut-être un concept. Toujours est-il que tout ce qu'on trouve de concret dans une société, ce qui est inscrit dans une culture, dans une communication sociale, relève de la représentation. J'ai pensé autrefois qu'une idéologie, c'est la réification par un groupe d'un ensemble de représentations. Aujourd'hui, je n'en suis pas sûr, et je m'interroge pour savoir s'il ne faut pas en finir avec la notion d'idéologie. Mais on ne déracine pas un cliché culturel par des arguments empiriques ou logiques.

SH : Comment une représentation sociale naît-elle et se développe-t-elle ?
S.M. : C'est un trop vaste sujet pour l'aborder pleinement dans un entretien. Une représentation sociale peut être rapprochée, tantôt d'une image, par exemple l'image d'une ville, et tantôt d'un langage. Les circonstances dans lesquelles naît une représentation sociale sont une affaire historique ou empirique complexe. Mais sans doute le plus souvent une image ou un nom propre servent-ils de déclencheur ou d'attracteur. Ce qui va ensuite faciliter sa diffusion dans les réseaux de communication, c'est l'existence de représentations sociales identiques qu servent de relais ou de connexions. Elles permettent de rendre familières une connaissance et une pratique à première vue inassimilables ou éloignées. En proposant la théorie des représentations sociales, j'ai dit que sa fonction première et jusqu'à un certain point son ressort est la « familiarisation avec l'étrange », au contraire de la science qui, elle, rend étrange le familier. Donc, le développement va dans le sens de cette familiarisation et trouve son aboutissement dans la « banalité », l'« anonymat » du savoir, des images et du vocabulaire standardisés par le discours public. Ainsi, le « trou noir » et le « big bang » des astronomes, la sélection naturelle des biologistes, nos « représentations sociales elles-mêmes, et ainsi de suite. Le rapport de la représentation, de la nomination et de la familiarisation est très important.
Prenons l'exemple de la pédophilie. La vague médiatique sur ce thème n'est pas uniquement liée à l'affaire Dutroux. En fait, cette représentation était dans l'air depuis longtemps. Il y aurait d'ailleurs une étude intéressante à faire sur le sujet. Par exemple, aux Etats-Unis, on parlait du child abuse et de l'inceste bien avant que le thème ne se cristallise. Et depuis deux ans, le terme de pédophilie a été largement utilisé dans la société française, en en élargissant considérablement le sens. Ce terme qui désignait initialement l'intérêt sexuel envers les enfants a attiré vers lui des catégories de comportements très divers, qui ne relèvent pas à strictement parler de la pédophilie, par exemple l'inceste, la violence, la victimisation. Ainsi, les gens qui entrent aujourd'hui dans la catégorie des pédophiles sont très différents les uns des autres, mais on a créé une catégorie globale de personnes, comme si leur expérience était identique. On a en quelque sorte accordé une réalité ontologique à un concept. Cet exemple montre bien que la nomination est un phénomène important dans la formation d'une représentation, parce que c'est ce qui permet de regrouper une classe d'êtres sous la même définition, c'est ce qui donne sa véritable existence à une représentation.

SH : Et comment une représentation disparaît-elle ?
S.M. : Je ne crois pas que les représentations disparaissent, car elles sont reprises par d'autres. De centrales, elles peuvent devenir marginales, puis redevenir éventuellement centrales. Par exemple, il y a actuellement en France une représentation des problèmes sociaux liés à l'ethnicisation, ce qui constitue un phénomène relativement récent. Il y a vingt ans, personne ne parlait de ce qui est maintenant un thème central dans le débat public.
Mais en fait, ces représentations racistes ou ethniques ont toujours été là, même si elles étaient marginalisées. La société a en quelque sorte à ce propos un thésaurus disponible dans lequel elle peut puiser le cas échéant.

SH : Les représentations sociales semblent être un concept proche de ce que l'on appelle le savoir commun face aux sciences. Les spécialistes n'ont-ils pas tendance à considérer le savoir commun des gens avec une certaine condescendance ?
S.M. : C'est effectivement une attitude que l'on rencontre très fréquemment. Le sens commun est très souvent désavoué, dévalué, surtout dans une société bureaucratique fondée sur l'autorité des experts. Lesquels, hélas, ne se rendent pas toujours compte du fait qu'on n'a pas besoin d'une science particulière pour expliquer aux gens qu'ils doivent se serrer la ceinture ou payer davantage d'impôts, ou qu'il vaut mieux être heureux que malheureux. Il se trouve que les journalistes qui se consacrent à la diffusion des connaissances ne sont pas les mieux considérés, ni par leurs confrères, ni par les spécialistes. Et, chose regrettable, ces derniers estiment souvent que la connaissance « vulgarisée », le terme en dit long, est une catastrophe. Oubliant qu'ils ne sont pas eux-mêmes spécialistes en tout et qu'ils font partie de ce « vulgus ».
Il y a pourtant dans ce domaine des choses très intéressantes, sinon capitales pour notre société. D'abord, la diffusion du savoir scientifique ou technique joue un rôle essentiel, car elle lui confère une existence dans la vie et la culture des gens ; elle influence leurs relations et leur comportement. Il ne faut pas attendre des catastrophes comme celles du sida ou de la vache folle pour en faire un jeu. Et ce n'est pas par des dépliants « sexy » que l'on fera comprendre ce que signifient l'euro, la réduction du temps de travail, l'épargne, les fonds de pension et le reste. Ensuite, il y a le paradoxe contemporain : on utilise des techniques sophistiquées sans avoir le savoir correspondant, et sans même qu'il soit nécessaire de le posséder. Même un « analphabète » peut se servir d'un ordinateur ou d'Internet, mais il le ferait mieux s'il possédait une meilleure connaissance et une maîtrise des possibilités de son outil. On pourrait se livrer à des considérations analogues dans le domaine médical. Combien coûte à la Sécurité sociale la diffusion hasardeuse des idées et des informations médicales ?
Enfin, contrairement à une conception élitiste, le sens commun n'est aucunement de l'ordre de l'ignorance ou de la pensée illogique ou erronée. Il s'agit en fait d'un savoir riche, d'une pensée structurée, d'un genre de science populaire. Elle doit être assez cohérente, car notre langage et notre vie quotidienne dépendent de ces connaissances du sens commun. C'est la raison pour laquelle je plaide pour la valorisation et l'étude du sens commun dont dépendent la plupart de nos pratiques sociales. Et pour la diffusion des connaissances en général, dont la quasi-absence dans les médias en dit long sur ces attitudes fondamentales à cet égard.
En 1943, Kurt Lewin et son équipe menèrent une des expériences fondatrices de la psychologie sociale. Il s'agissait d'amener des ménagères américaines à consommer de la viande d'abats, et au-delà, de comprendre comment modifier leurs préférences alimentaires. Cette recherche montra que posséder des connaissances sur un produit ne suffit pas à changer le comportement de l'individu vis-à-vis de ce produit. Le pont entre la connaissance et l'action, ce sont les représentations sociales.
Saadi Lahlou essaie dans cet ouvrage de mettre au jour, à travers l'exemple de l'alimentation, le rôle et la dynamique des représentations sociales dans la vie quotidienne. Elles sont, nous dit-il, des « modes d'emploi du monde ». Elles permettent de partager avec les autres et d'agir dans son environnement. Par exemple, elles servent à reconnaître ce qui est mangeable de ce qui ne l'est pas, de distinguer un client d'une serveuse, de lire un menu, etc.
La méthode utilisée se fonde sur un matériau empirique de trois sortes. Tout d'abord, un traitement statistique des « mots de l'alimentation ». La cartographie sémantique ainsi obtenue sert de base à une enquête auprès de 2 000 consommateurs, par la méthode des associations libres (« Si je vous dis "bien manger", quels sont les mots qui vous viennent à l'esprit ? »). La troisième source consiste en une enquête approfondie du Credoc, qui a donné naissance à une typologie des catégories de consommateurs (célibataire campeur, urbain moderne, rural domestique...). L'exploitation de ces données met en évidence le rôle des représentations sociales. Elles contribuent à l'adaptation du comportement en fonction des contraintes de l'environnement. Ainsi, un père de famille pourra se comporter en célibataire campeur pendant que sa famille est en vacances, en se nourrissant de boîtes de conserve et de pâtes. Les représentations sociales ne sont pas directement prédictives du comportement individuel : elles servent de référence par rapport à un environnement social donné. On comprend alors comment « certains comportements qui paraissent irrationnels suivent en fait une rationalité, celle de l'enchaînement des représentations ». En montrant comment elles se modifient au cours du cycle de vie et se propagent dans la société, S. Lahlou entend jeter les bases d'une théorie évolutionniste des représentations sociales.


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