La Courte échelle #9 : De la convivialité, 1 : Vivre
ensemble, vraiment ?
La convivialité commence en bas de l’échelle, dans les
foyers, car les racines de cette joie de vivre ensemble sont à chercher dans la
douce intimité de la famille.
Dans son Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, Rousseau écrivait : « Les premiers
développements du cœur furent l’effet d’une situation nouvelle qui réunissait
dans une habitation commune les maris et les femmes, les pères et les
enfants ; l‘habitude de vivre ensemble fit naître les plus doux
sentiments qui soient parmi les hommes, l’amour conjugal et l’amour
fraternel ».
« Vivre-ensemble » : le groupe verbal est
devenu groupe nominal, et cette expression l’un des mantras de notre temps. Le
mot est à la mode, invoqué comme une valeur, brandi comme une programme,
soulignant combien la chose est difficile, plus que jamais peut-être.
Glissement sémantique intéressant, on parle d’autant plus volontiers du
« vivre-ensemble » qu’on n’ose plus dire « fraternité », ce
mot désuet qui nous rappelle trop peut-être que la république a largement puisé
son vocabulaire dans la culture chrétienne. « Vivre-ensemble », au
moins, c’est objectif, c’est neutre, c’est lisse, il n’y a pas de sous-entendus.
D'ailleurs, quand ce n’est pas le « vivre-ensemble », c’est la
« laïcité » qui tend à remplacer dans les discours le troisième terme
de la devise républicaine. Liberté, égalité, laïcité : comme s’il était
clair que la nation était de moins en moins une famille et de plus en plus un
agrégat, comme si le citoyen n’était plus d’abord un frère, une sœur,
ni même un cousin, mais un simple et pur individu, présumé neutre. A cet égard,
si rien de concret, de charnel, de familial, ne relie les membres d’un même
pays, le « vivre-ensemble » ne risque-t-il pas de se réduire à un
triste « vivre-chacun-de-son-côté », où les gens seraient moins les
uns avec les autres que les uns à côté des
autres ? Là où le « vivre-ensemble » se contente de juxtaposer,
la fraternité s’efforce, tant bien que mal, de coordonner, créant un réseau
complexe d’interdépendances.
Il existe un autre mot, que je préfère de loin à ce
néologisme et qui désigne tout aussi bien la nécessité de vivre ensemble :
la convivialité. Ce terme vient du latin convivium qui désigne
un repas pris en commun, et qui a lui-même pour origine le verbe convivere,
c’est-à-dire « vivre avec ». Mais précisément, en latin, vivre
et manger, c’est tout un ! Le verbe vivere signifie aussi
bien vivre que se nourrir, et le français s’en souvient quand il parle des vivres au
sens de denrées alimentaires. Vivre, étymologiquement, c’est partager des
vivres.
Rien d’étonnant dès lors à ce que l’inventeur du mot
« convivialité » soit le plus célèbre de nos gastronomes : Jean Anthelme Brillat-Savarin, qui après avoir été député
du Tiers-Etat aux Etats-Généraux de 1789, et premier violon au théâtre de New
York, publia un petit livre fameux : Physiologie du Goût, sous-titré Méditations
de Gastronomie Transcendante. Soit dit en passant et l’orgueil national
dût-il en souffrir, notons que « convivialité » est un calque de
l’anglais conviviality… Quoi qu’il en soit, dans son traité d’art
culinaire publié en 1825 et salué par Balzac, Brillat-Savarin définit la convivialité comme le
« goût des réunions joyeuses et des festins », avant de
préciser : « La gourmandise est un des principaux liens de la société
; c’est elle qui étend graduellement cet esprit de convivialité qui
réunit chaque jour les divers états, les fond en un seul tout, anime la
conversation, et adoucit les angles de l’inégalité conventionnelle ». Est
« convivial », dès lors, ce qui est susceptible de créer des relations favorables ou agréables parmi
les membres d’un groupe, ce qui évoque la chaleur et l’amitié d’un repas
partagé.
Il se trouve justement qu’un mouvement de pensée, inspiré
des travaux d’Ivan Illich sur la convivialité dont je vous parlerai la semaine
prochaine, s’est développé récemment en reprenant ce concept : le
convivialisme, défini comme un « art de vivre
ensemble qui permette aux humains de prendre soin les uns des autres
et de la Nature, sans dénier la légitimité du conflit mais
en en faisant un facteur de dynamisme et
de créativité ». Voici quelques extraits de la très belle
« déclaration d’interdépendance » du manifeste convivialiste que vous trouverez facilement
sur internet :
- « Le
constat est donc là : l’humanité a su accomplir des progrès
techniques et scientifiques foudroyants, mais elle reste toujours aussi
impuissante à résoudre son problème essentiel : comment gérer la
rivalité et la violence entre les êtres humains ? Comment faire
obstacle à l’accumulation de la puissance, désormais illimitée et
potentiellement auto-destructrice, sur les hommes et sur la nature ? Si elle
ne sait pas répondre rapidement à cette question, l’humanité disparaîtra.
Alors que toutes les conditions matérielles sont réunies pour qu’elle
prospère, pour autant qu’on prenne définitivement conscience de leur
finitude. »
- « Toute
politique convivialiste concrète et appliquée devra nécessairement prendre
en compte :
- 1)
l’impératif de la justice et de la commune socialité, qui implique la
résorption des inégalités vertigineuses qui ont explosé partout dans le
monde entre les plus riches et le reste de la population depuis les
années 1970 ;
- 2)
Le souci de donner vie aux territoires et aux localités, et donc de
reterritorialiser et de relocaliser ce que la mondialisation a trop
externalisé ;
- 3)
L’absolue nécessité de préserver l’environnement et les ressources
naturelles ;
- et
4) L’obligation impérieuse d’offrir à chacun une fonction et un
rôle reconnus dans des activités utiles à la société. »
- « La
traduction du convivialisme en réponses concrètes doit articuler l’urgence
d’améliorer les conditions de vie des couches populaires, et celle de
bâtir une alternative au mode d’existence actuel, si lourd de menaces
multiples. Une alternative qui cessera de vouloir faire croire que la
croissance économique à l’infini pourrait être encore la réponse à tous
nos maux. »
Directeur-adjoint de la revue Limite
Agregé de Lettres et professeur de Français à Dreux
Agregé de Lettres et professeur de Français à Dreux
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