La vie moins chère
La revue Limite est partenaire des troisièmes rencontres de l’institut Philanthropos. Cet évènement se tiendra à Paris, le 5 décembre. Son initiateur, Fabrice Hadjadj, a tenu à organiser cette journée autour de la notion de nourritures. Les ressorts fondamentaux du « bien manger » nous apprennent à saisir un peu plus le drame écologique et anthropologique que nous vivons depuis l’industrialisation massive des campagnes. Nous mangeons, c’est un fait, en toute hâte et sans état d’âme. Est-ce une faute? Oui, si l’on considère que chaque poêlée de légume servie dans nos assiettes n’est pas la conséquence d’une opération simple mais émane d’un dispositif complexe. C’est une anomalie que nous ne savons plus voir, nous , hommes trop habitués à la « livraison du monde à domicile ». Parce que la standardisation de la nourriture s’est répandue pendant soixante ans, nous avons participé sans piper mot à déstabiliser ceux qui nourrissent les hommes, les paysans, pendant que nous renforcions ceux qui les gavent , les exploitants agricoles (selon une distinction de Fabrice Nicolino). L’accélération et la généralisation de ce processus a semblé nous satisfaire un moment, et puis, un beau matin, la France s’est rendu compte qu’elle avait décimé son agriculture. Pire, à la vitesse de livraison s’ajoute cette conséquence incroyable : une métropole française détient en moyenne neuf repas en stock par habitant. Soit trois jours. 72h, donc, qui nous sépare de la famine, ou de la révolution.Si nous avons perdu l’art de bien manger, ce n’est pas seulement parce que nous serions des nuls en cuisine, mais d’abord parce que l’on a rendu opaque l’activité la plus simple. Impossible de désigner clairement ce qui rentre dans notre estomac. Parce que les circuits longs voilent sous les emballages transparents. Et parce que la table , aujourd’hui, n’est plus un lieu où l’on se rencontre mais un espace anonyme où l’on se fuit. Selon Günther Anders, avant l’arrivée massive des gadgets dans le foyer, la table ordonnait un mouvement centripète « et invitait ceux qui étaient autour d’elle à faire circuler la navette des préoccupations , des regards et des conversations ». L’écran a supplanté ce meuble par excellence et « oriente la famille de manière centrifuge ». Les regards explosent vers l’extérieur, quand nous n’avalons pas un plat solitaire entre deux missions d’intérim ou la construction d’un tableau Excel.
Dans son encyclique Laudato si, le pape François semble faire culminer la beauté des biens comestibles autour du bénédicité, cette prière que les chrétiens récitent avant de manger, et des grâces, ce remerciement après le repas. Peut-être que croyants et non-croyants gagnerions en humanité si nous commencions par dire merci à ceux et à celles qui ont rendu le repas possible, non par hypocrite courtoisie, mais par vérité factuelle. Adresser sa gratitude concrète à quelqu’un, c’est en quelque sorte remonter le cours des choses et revenir à la source, de la table à la cuisine, du jardin au Créateur. Certains catholiques ont pris l’habitude d’entonner un très décalé « Béni le labeur des paysans de France » devant une tranche de jambon nitratée , des chips aux légumes venus d’Espagne , séchés en Thaïlande, conditionnés aux Pays-Bas, et rapatriés à Rungis dans le meilleur des cas. Pour travailler dans une épicerie à la ligne exigeante depuis plusieurs années, j’avoue l’impuissance des meilleures volontés devant ce phénomène d’éclatement. Nous ne pouvons plus tolérer qu’un tel système nous endorme continuellement et nous détourne de cette activité première qu’est le partage de la nourriture .Parce que nous sommes entrainés malgré nous dans le « désordre global », acheter un plat cuisiné chez la famille Leclerc ou la famille Mulliez n’est pas un acte moralement neutre.
Pour ces troisièmes rencontres de l’institut Philantropos, nous écouterons Joël Doré, Directeur de recherche de l’Unité Microbiologie de l’alimentation à l’INRA et grand Prix scientifique 2014 de l’Institut de France. Nous découvrirons « que nous avons cent fois plus de bactéries dans le ventre que de cellules dans notre corps » , et que ce qui se noue dans notre estomac se trouve être « l’écosystème le plus dense de la planète ». Nous entendrons aussi le gastro-entérologue Jean Vitaux, dont l’analyse entre gastro-entérologie et gastronomie, relie la santé au goût pour ce que j’appellerais une « écologie des plats ». Notre ami Fabrice Nicolino nous parlera de la chaine agroalimentaire et des désastres de l’industrie sur l’agriculture. Fabrice Hadjadj s’entretiendra enfin avec Corine Pelluchon, laquelle nous apprendra à poser les fondements d’une anthropologie des nourritures.
A Limite, nous essayons de vivre comme des humains et nous luttons contre la dégradation de toute vie. Pas pour lui donner du prix, ni lui conférer une quelconque valeur sur le marché de l’offre et de la demande . Nous luttons à rebours de la famille Leclerc, dont l’effroyable slogan retentit bien cyniquement.
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