Immigration: l’État français n’a pas beaucoup de pouvoir”
Un contexte très sécularisé peut être
le ferment d’un durcissement identitaire et religieux, l’islam n’étant
pas perçu comme ringard, à la différence de l’intégrisme catholique
Yan van Beek, un chercheur néerlandais parle de la lecture morale
selon laquelle un savoir n’est pas jugé en fonction de son mérite
factuel mais en raison de ses conséquences sociales, politiques ou
morales. Des normes existent et sont d’autant plus difficiles à
transgresser qu’elles touchent certains sujets. Il ne faut sous-estimer
l’ignorance. La méconnaissance des faits et la préférence pour le
politiquement correct se conjuguent pour expliquer pourquoi il n’est nul
besoin d’être sous le joug d’un pouvoir autoritaire pour voir fleurir
des versions officielles sur de nombreux sujets. Les médias ont une arme
plus terrible encore que le dénigrement : le silence. Une thèse qui
n’est pas connue ne risque pas d’être populaire. Cependant, le
pluralisme ne garantit pas la vérité. Vous pouvez mettre la plus grande
diversité des incompétences devant une caméra, il est peut probable
qu’il en sorte quelque chose d’instructif.Il manque un véritable attachement à la liberté d’expression, un goût de la vérité, une plus grande confiance dans l’aptitude de la société à réagir sainement aux informations. Il faudrait également que les médias cessent de vouloir réformer l’opinion publique pour l’informer.E&D : Que pensez-vous de la polémique lancée par Régis Jauffret sur le plateau de Ce soir ou jamais sur la transparence des rémunérations des personnalités s’exprimant régulièrement sur les plateaux de télévision ?Je ne suis pas pour que l’on exige la déclaration d’impôts de ceux qui mettent un pied sur un plateau de télévision. Les conflits d’intérêts me préoccupent plus que la feuille de paye des invités. Par contre, les journalistes pourraient faire savoir au public si les habitués des plateaux sont rémunérés par les chaînes. Ils peuvent également confronter ceux qui s’affichent si généreusement en faveur du partage et conspuent les riches, s’ils sont en position de donner des leçons aux autres.E&D : Préparez-vous un nouveau livre et si oui pour quand et sur quel sujet ?Je n’ai pas encore commencé un nouveau livre mais y réfléchis; ça devrait tourner autour de l’idée selon laquelle l’assimilation n’est plus praticable aujourd’hui et pourquoi il va falloir songer à quelque chose d’autre. Mais la recherche passe aussi, et peut-être surtout, par la publication d’articles.E&D : Dans l’émission Arrêt sur images, Emmanuel Todd (à 1h06’40”) parle des mariages mixtes mais il lui manque une statistique sur les mariages mixtes et n’est pas en mesure de répondre à Élisabeth Lévy, en disposez-vous ?
http://www.dailymotion.com/videoxqfakn
J’ai publié un article dans la revue Commentaire sur “la dynamique démographique des musulmans de France”, n° 136, 2012.
Voilà ce que j’ai écrit sur les mariages dans l’article en question.
Endogamie religieuse
Les parents des musulmans résidant en France sont presque tous nés dans les pays d’origine de ces derniers. Les unions parentales ont été conclues, pour une large part, hors de l’influence de la société française. Dans la mesure où le fait de se marier dans ou en dehors de la religion familiale a un impact déterminant, on l’a vu, sur la transmission, il est bon d’analyser le type d’unions contractées par les immigrés entrés célibataires et surtout les enfants d’immigrés socialisés et instruits en France, en fonction de leur appartenance religieuse. Je parlerai ici surtout des premiers mariages [1].
Les musulmans se marient avec des musulmans (tableau VII). C’est tout particulièrement vrai des enfants d’immigrés nés en France et des immigrés entrés dans leur enfance et en partie scolarisés en France. L’écart entre les hommes et les femmes est très faible et provient principalement pour l’ensemble des musulmans, des différences d’état matrimonial à l’entrée. Les immigrées adultes sont plus souvent entrées alors qu’elles étaient déjà mariées et c’est parmi les adultes célibataires que la proportion de premiers mariages avec un non musulman est la plus forte : 24 % chez les hommes et 20 % chez les femmes. Paradoxe, l’exogamie religieuse est donc plus forte parmi les musulmans entrés comme adultes célibataires que parmi ceux qui se sont le plus frottés à la société française. Au Royaume-Uni, « 92 % des musulmans se marient à l’intérieur de leur religion » [2].
L’exogamie n’est pas davantage pratiquée par les catholiques, si ce n’est chez les femmes. Se marier à l’intérieur de sa confession religieuse n’est donc pas un trait spécifique des musulmans. Il y est seulement un peu plus accentué. Les quelques mariages célébrés en dehors de sa religion le sont avec des athées ou des agnostiques, dont les croyances sont beaucoup moins vulnérables à l’exogamie.
Tableau VII.- Proportion de premiers mariages endogames selon la religion, le sexe et le lien à la migration des 18-50 ans vivant en France en 2008 (%)
Musulmans | Catholiques | Sans religion | |
Hommes | |||
Total* (18-50 ans) | 82 | 80 | 63 |
Dont : D’origine française | . | 79 | 63 |
Enfants d’immigré(s) (18-50 ans) | 89 | 82 | 60 |
Immigrés entrés avant 16 ans (18-60 ans) | 88 | 89 | 54 |
Immigrés entrés célibataires à 16 ans ou plus (18-60 ans) | 76 | 84 | 50 |
Femmes | |||
Total* (18-50 ans) | 90 | 78 | 71 |
Dont : D’origine française | . | 78 | 71 |
Enfants d’immigré(s) (18-50 ans) | 92 | 74 | 72 |
Immigrées entrées avant 16 ans (18-60 ans) | 91 | 74 | 62 |
Immigrées entrées célibataires à 16 ans ou plus (18-60 ans) | 80 | 74 | 65 |
Les premières unions sont un peu plus exogames en raison des unions hors mariage [3]. Parmi les musulmans, 74 % des fils et 82 % des filles d’immigrés ont connu une première union avec un musulman. Par ailleurs, les premières unions de musulmans avec un conjoint sans religion sont beaucoup plus fragiles que celles entre deux musulmans.
Cette endogamie religieuse générale freine les mariages avec des personnes d’origine française qui sont rarement de confession musulmane. Dans l’ensemble des enfants d’immigrés originaires du Maghreb, du Sahel ou de Turquie, 73 % sont musulmans. Ce n’est plus le cas que de 43 % de ceux qui ont conclu une 1ère union avec un conjoint d’origine française, rarement avec un musulman [4].
Rien de tel parmi les enfants d’immigrés européens. Leur répartition par confession religieuse est identique qu’ils aient ou non conclu une première union et que celle-ci soit ethniquement mixte ou non. Ils sont presque tous catholiques ou sans religion et trouvent parmi les Français d’origine plus ancienne le même type d’affiliation.
Si l’on revient aux premiers mariages, plus de la moitié des jeunes d’origine européenne qui ont deux parents immigrés et trois quarts de ceux dont un seul parent est immigré se sont mariés avec un conjoint d’origine française. Ce n’est le cas que de 23 % des hommes et de 14 % des femmes dont les deux parents immigrés sont originaires du Maghreb, du Sahel ou de Turquie. Ces mariages sont rarissimes parmi les enfants de migrants turcs, notamment leurs filles.
La mixité ethnique des mariages passe donc par la « sécularisation » des immigrés et des enfants d’immigrés originaires de ces pays. La désaffiliation religieuse facilite les unions avec les autochtones, eux-mêmes sortis de la religion, en grand nombre. La réislamisation des jeunes générations n’annonce rien de tel. Comme l’écrit Éric Kaufmann, « en Europe, la religion semble un obstacle plus important que la race à la mixité. »[5]
[2] Kaufmann E., Shall the Religious Inherit the Earth?, Profile Books LTD, 2010, p. 176. [3]Les unions regroupent les mariages directs, les unions légalisées ensuite, les pacs et les unions libres. [4] 13 % seulement des premières unions d’enfants nés de deux parents immigrés du Maghreb, du Sahel ou de Turquie avec des Français d’origine ont été conclues entre deux musulmans. Aucune lorsqu’un seul parent est immigré. [5] Op. cit., p. 176.
Conclusion de l’article de Commentaire :
L’avantage fécond, sans être colossal, appliqué à une structure par âge beaucoup plus jeune, est loin d’être négligeable et favorise les croyants les plus impliqués. Combiné à une immigration dont on ne voit pas bien qu’elle puisse se réduire dans les années qui viennent, à une rétention élevée due à une endogamie religieuse très importante et à une « réislamisation » des jeunes générations, il donne à la confession musulmane un dynamisme tout à fait incongru dans un pays très fortement laïcisé, en voie de déchristianisation avancée et qui a pris l’habitude de penser cette sécularisation galopante comme à la fois progressiste et inexorable. On a, j’ai moi-même, longtemps pensé que l’islam ne ferait pas exception à ce puissant courant. Rien n’est moins sûr. Un contexte très sécularisé peut, au contraire, être le ferment d’un durcissement identitaire et religieux, l’islam n’étant pas perçu comme ringard, à la différence de l’intégrisme catholique, et bénéficiant d’un « climat relativiste », propice à son expansion.
*Michèle Tribalat a rédigé la préface du livre de Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux, Paris, éditions Du Toucan, 2011
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