samedi 26 novembre 2016



ce soir au téléphone nous voulions une définition du verbe manger, n’ayant rien trouvé j’ai pensé à vous que je suis depuis bien nombres d’années, et je me suis mise à lire votre débat sur « manger pour vivre et vivre pour manger », je précise que nous sommes toutes les deux anorexiques dues à des maltraitances et mon amie que je nommerai pas par respect pour elle a comme moi beaucoup de mal à manger pour vivre. J’ai vu d’ailleurs que vous traitiez l’anorexie, cette maladie vicieuse que les gens ne comprennent toujours pas ou font semblant. Bref, j’ai lu et j’ai apprécié la valeur de ce débat qui j’espère nous aidera dans notre combat au quotidien. Je crois avoir fait du bien à mon amie et à moi-même par la même occasion. Alors je vous remercie de mettre à la portée de tous des textes et débats construits et constructifs pour qui prend la peine de les lire. je savais tout ça mais une piqûre de rappel est toujours positif. j’ai longtemps travaillé en psychiatrie et connaît bien le problème de l’alimentation à l’excès ou inexistant. je souhaite que le café-philo continue et dure dans le temps. à très vite de vous lire.  A lire le livre de Claude Pujade-Renaud : Sous les mets, les mots, où les expériences psychologiques liées aux mets sont finement décrites.



Faut-il manger pour vivre, ou vivre pour manger?
Publié le 2 février 2013 par cafes-philo
Fruits d’automne. Gaston Hammanovick. 1932. Collection particulière.
Restitution du débat du Café-philo
du 12 décembre 2012 à Chevilly-Larue.
Animateurs : Guy Pannetier, Danielle Vautrin, Guy Philippon.
Introduction : Florence Desvergnes

Introduction : L’expression :  « Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger » a été attribuée à Socrate. Son sens était qu’il ne faut pas passer son temps à manger. Plus tard, reprise par Molière dans L’avare, ce sera plutôt une diatribe dirigée contre l’avarice et prise dans le sens ironique.

Pour nous, ce soir, c’est juste un prétexte pour parler du rôle du repas dans nos sociétés.
L’humain est un animal social, et donc le seul animal qui a donné une valeur symbolique au repas. Dans les expressions connues, on trouve notamment :  « on dresse la table » ; quand on avoue, « on se met à table » ; si l’on veut choquer, « on met les pieds dans le plat ». Les métaphores culinaires sont nombreuses.

La place du repas est importante dans notre vie, parce qu’on estime que, dans une vie moyenne, on consomme environ 55.000 repas. Au départ, effectivement, manger est une nécessité de survie. Mais l’homme, qui est un animal grégaire, a très vite remarqué que c’était un lien social. Le premier lien social lié à la nourriture remonte à la cueillette, puis la chasse, où il fallait se mettre en bande.
Ensuite, nous avons lié les nourritures terrestres et les nourritures de l’esprit. De fait, il n’y a pas d’événement sans repas : mariage, baptême, communion, et jusqu’aux enterrements et même au café-philo !

Quand on avait des dieux qui étaient proches des hommes, il existait la symbolique du sacrifice ; on commençait par partager le repas avec les dieux. Puis la symbolique du repas va évoluer avec les religions monothéistes, où, dans le christianisme, c’est Dieu en quelque sorte qui se donnait à manger. Au fur et à mesure que ce dernier a pris son omnipotence, il s’est éloigné des hommes, il en reste la symbolique de l’eucharistie. Dans le cadre social et religieux, les chrétiens commençaient toujours un repas par “Mon Dieu, bénissez ce repas !”

Donc, le repas, qui n’est pas uniquement lié à la survie, est un lien humain. Lorsque l’enfant vient au monde, son premier lien social, c’est la tétée ; c’est son premier contact avec l’humanité. Les mémoires les plus anciennes sont souvent au niveau des odeurs et des goûts.

On pourrait dire que la symbolique du repas est tellement forte que, dans certaines cultures, quand on refuse de tout manger, c’est comme si on signifiait une déclaration de guerre. Dans bien des cultures, à partir du moment où l’on partage la nourriture, on devient un hôte, donc sacré. Manger peut être un instrument commercial, tel le repas d’affaires. Manger, peut être aussi un instrument politique, comme on l’a vu récemment par la grève de la faim du maire de Sevran en Seine-Saint-Denis, Stéphane Gatignon. C’est un acte politique fort.

Par ailleurs, il y a des gens qui sont tellement dans une relation pathologique avec la nourriture que cela envahit toute leur vie ; ce sont les problèmes d’anorexie ou de boulimie.

Débat : G Parmi les repas on peut citer l’exemple du repas d' Esope qui, pour servir ce qu’il y a de meilleur et de moins bon, a servi chaque fois de la langue, car elle permet de faire du bien ou du mal.

Dans l’expression du débat de ce soir, l’idée est aussi que l’on doit mettre dans sa vie de la mesure, de la tempérance. La question pourrait s’appliquer à l’accumulation des richesses, s’appliquer à ceux qui n’en n’ont jamais assez, qui lorgnent vers celui qui a un peu plus, les boulimiques de la fortune, les insatiables qui vivent tant pour s’enrichir qu’ils passent à côté de la vie. « J’ai réussi et j’en suis fier,/ au fond je n’ai qu’un seul regret ,/ j’fais pas ce que j’aurais voulu faire », dit la chanson Le blues du businessman [paroles de Luc Plamondon, musique de Michel Berger]. (très belle musique)

C’est vouloir n’avoir pour but que d’être financièrement toujours plus gros, quitte pour cela à trahir ceux qui vous ont nourri, par exemple en s’exilant en Belgique. « Obélix, tu nous fais honte ! »
C’est la question de la prédominance de l’utile ou du nécessaire. Un homme, disait-on, qui a un lit, une table, et une chaise est un homme heureux. Celui qui a deux lits, deux tables, deux chaises, est-il deux fois plus heureux ?

C’est l’objet principal de nombre de philosophies, comme l’épicurisme qui enseigne la tempérance,  la frugalité, la juste mesure épicurienne.

Dans la continuité de cette formule « Vivre pour manger, ou manger pour vivre ? », peut-être que Molière aujourd’hui, avec tout son talent et son humour, et devant cette folle croissance exponentielle, cette nécessité de croissance qui nous fait manger toutes les ressources de cette planète, poserait ainsi la question : « Faut-il consommer pour vivre, ou vivre pour être consommateur ? »

N’aurions-nous que ce rôle d’homo oeconomicus, manger, ou plutôt consommer toujours plus ? La formule de Molière revisitée correspond à une option économique un peu folle qui nous dit que plus nous aurons d’offre, plus il y aura de consommation, ou manger toujours plus pour pouvoir manger. Cela est aussi futé que de tuer la poule pour avoir les œufs et, sur le plan de la société, c’est créer une crise sans pareil. S’il s’agissait d’une farce de Molière, on pourrait en rire, mais ce n’est pas une farce.
Alors, à l’approche des fêtes, et au-delà, allons-nous être les dindons de la farce, ou la farce du dindon ?

Je répondrai d’abord à la première partie de la question : « manger  pour vivre »
Indépendamment des nécessaires calories qu’il nous faut absorber pour maintenir notre organisme en bon état, les moments où l’on mange sont des moments privilégiés.
Ils satisfont d’abord un besoin.

Mais les repas aussi ont un rôle particulier. Il n’y a qu’à voir les repas d’affaires, où se traitent des négociations, les repas de famille, les repas de fêtes ou les repas et les banquets professionnels, politiques ou associatifs, ou même les repas « aux chandelles » en amoureux…

Dans les différentes cultures, le repas est important :

– Dans le christianisme : de nombreux repas sont mentionnés dans l’Evangile et prennent une valeur symbolique : les noces de Cana, le repas de Jésus chez Zachée le collecteur d’impôts, la Cène et le repas dominical de la messe, où on partage le pain et le vin, qui sont les symboles du corps et du sang de la vie. Mais aussi la dinde de Noël ou l’agneau de Pâques, de façon plus profane.

– Dans l’Ancien testament et dans le judaïsme aussi, les repas sont très importants : la manne qui tombe dans le désert quand le peuple a faim, les prémisses des récoltes et les agneaux aux herbes sauvages au printemps après une période de restrictions, ou encore tout ce qui touche à la cacherout, le vin du Kaddish ou les repas de Shabbat… Et tout ce que l’on fait pour les fêtes dans le judaïsme.

– Dans l’Islam, on trouve le mouton de l’Aïd-el-kébir que l’on partage et toutes les pâtisseries et repas que l’on prépare aussi pour les fêtes. Et la façon Hallal de préparer les viandes.
– Dans le bouddhisme, le disciple se promène toujours avec son bol.

– Les crémations en Indonésie sont toujours accompagnées de victuailles et d’un grand repas.
– Dans l’Egypte ancienne, des repas et des offrandes sont servis aux morts pour qu’ils continuent à vivre dans l’au-delà.

– Dans la franc-maçonnerie et le compagnonnage, les trois maîtres sont le père Soubise, Salomon et aussi Maître Jacques pour les métiers de bouche avec les créations de chefs d’œuvre par les meilleurs ouvriers et artisans de France…

– Sous Napoléon : on trouve les premiers repas ordonnancés tels que nous les connaissons de nos jours et on peut citer quelques grands chefs : Vatel, Escoffier, Antonin Carême et ses pâtisseries architecturées.

– Dans toutes les cultures, les repas et la nourriture sont suffisamment élaborée parfois pour faire partie du patrimoine gastronomique du pays… et même s’exporter.

D'où, pour moi, l’importance de manger pour vivre, pour la qualité de la vie, pour la convivialité et la générosité des repas partagés ; le partage est un maître-mot dans ma vie.

Je pense que la vie et les repas sont constamment associés : on s’invite à déjeuner en famille ou entre amis, on commence une relation ou une histoire d’amour par un repas au restaurant, on partage des grands repas de mariage, de baptême, de communion, d’anniversaire, de fête, de noces d’or, de réussite à un examen, ou encore les vœux du maire, le colis de Noël des retraités…

La nourriture fait grandement partie de la vie, à la fois comme une nécessité, mais aussi généralement associée à un plaisir. Il y a un réel plaisir associé au fait de partager un repas fait de bonnes choses avec une conversation agréable connexe ; cela fait partie de la qualité de la vie. Car, de plus, l’oralité est satisfaite par le repas, mais aussi souvent par les conversations associées ; les langues se délient au cours d’un bon repas arrosé en conséquence.

Chacun a ses rituels alimentaires et manger est une façon de vivre sa vie. Celui qui ne mange pas pour vivre, comme les anorexiques, risque sa vie.

De la qualité du repas dépend en partie la satisfaction des convives. S’appliquer pour recevoir est une façon de témoigner de son amitié et de son affection à ceux que l’on accueille et pour qui on cuisine.

La nourriture a un sens concret et abstrait. Comment alimente-t-on sa vie ? Matériellement et spirituellement. Il y a des sociétés où nous voyons des famines qui sévissent et le problème est de savoir comment donner à manger ; donc, c’est manger pour vivre, manger pour survivre, et ce n’est pas toujours évident.

Et puis, il y a les dangers. La nourriture, cela peut être dangereux. Pour certaines personnes, manger moins peut être un choix, je pense aux athlètes, aux ermites, ou chez des moines où la frugalité est la règle, et puis aussi aux moines mendiants, pour qui les repas étaient incertains. On peut aussi mentionner les cas des sans-domiciles-fixes et des clochards, pour qui manger est une préoccupation essentielle.

Les repas peuvent être une corvée pour les adolescents ; les repas de famille cela peut aussi avoir des aspects négatifs, cela peut être le moment de règlements de comptes.
Il y a aussi parfois un manque d’enthousiasme à manger, comme à la cantine, dans la solitude ou dans les cas de « malbouffe ».

Donc, de ces deux propositions de la question du débat, on peut retenir qu’il faut de la tempérance. Savoir bien manger, bien se nourrir n’est pas évident quand on voit certains obèses dans les pays occidentaux. Pour que ce soit un plaisir, il faut manger en connaissance de cause.
On peut aussi se nourrir l’esprit, par exemple, en l’enrichissant par des lectures, en allant à la bibliothèque, au café-philo, etc.

Dans la question, j’ai vu différents angles. L’angle philosophique, comme nous l’avons vu avec l’épicurisme, l’angle culturel à travers les pratiques, l’angle économique à travers les moyens financiers, des aliments de bases aux aliments de luxe, l’angle humanitaire, celui de la faim dans le monde et de la malnutrition.

Ce qui m’a intéressée dans ces quatre approches, c’est l’angle humanitaire, c’est-à dire qu’une partie des hommes mange trop, d’autres mangent mal, d’autres ne mangent pas du tout. L’alimentation, on l’a évoqué, détermine les regroupements sociaux, la forme des sociétés et leur organisation.
La nourriture est nécessaire pour le plaisir ; elle chasse l’anxiété. C’est aussi la plus intime des relations, de toutes les formes de consommation. Il faut convenir que l’aliment n’est pas seulement le carburant qui permet de vivre, mais qu’il doit aussi être adapté à chacun, suivant ses goûts et ses ressources.

Par ailleurs, on a évoqué le rituel de l’eucharistie que j’appelle la communion, laquelle consiste à partager symboliquement la chair et le sang du Christ, la seule manière de partager à proprement parler, la même nourriture, à condition de croire, bien entendu.

Sur le plan économique, l’alimentation est l’un des principaux marchés planétaires. Un psychologue, Kurt Lewin, a entrepris en 1943 des recherches en collectant des données empiriques pour essayer de répondre à la question de savoir pourquoi on mange ce qu’on mange ? Il va nommer son étude : « La théorie des canaux », c’est-à-dire, qu’il va chercher les chemins par lesquels les aliments venaient sur la table familiale ; dans son étude, il tient compte du rôle stratégique du gardien de passage, rôle tenu en général par la mère de famille. Il se met en devoir d’analyser les facteurs psychologiques qui influent sur la personne qui contrôle les canaux. Il constate qu’il y a deux dimensions : dimension cognitive, et dimension de motivation. Il analyse également les classes sociales et culturelles, et ce qui constitue l’ordre des comestibles dans une société considérée et les aliments appropriés à cette culture, aliments spécifiques souvent. Dans le cadre de la motivation, il cherche les valeurs qui sous-tendent le choix des aliments, que ce soit : argent, santé, statut social.

Depuis quelques années, il y a un essor des recherches sur l’alimentation. Cet essor est lié d’une façon paradoxale à l’abondance. Malgré cette abondance, il y a encore de nombreuses personnes qui meurent de faim. Dans le monde, il y a deux milliards de personnes qui souffrent de malnutrition, dix-huit millions qui meurent chaque année de faim, et parmi les pays riches, comme la France, le Canada, les Etats-Unis, il existe des pauvres qui ne peuvent pas se nourrir correctement. Quinze millions d’enfants meurent chaque année, soit de faim, soit qu’ils ne mangent pas assez, soit parce qu’ils mangent trop, soit qu’ils mangent mal.

Dans le domaine de l’alimentation, les valeurs ne sont pas respectées entre les hommes, et, là, on rentre dans le domaine politique, et c’est un autre débat.

Dans notre société moderne, la convivialité et le fait de préparer des repas existent de moins en moins. Parce que les femmes travaillent, elles n’ont plus assez de temps, parce que les industriels après la guerre se sont mis sur ce marché et ont commencé à fabriquer des produits, des plats (pas toujours très bons pour la santé). Finalement, dans les familles, malheureusement, on n’a plus le temps de faire à manger, plus le temps de cuisiner des légumes frais, on achète du « tout fait » ; j’ai l’impression, aussi, que l’individualisme poussé à l’extrême, même dans les familles, fait que parfois on ne mange même plus ensemble. Les adolescents mangent de leur côté, les parents, du leur, et, de là, la fonction de convivialité au sein d’une même famille a tendance à se perdre.

Dans ce thème, « vivre pour manger », j’ai aussi extrapolé au niveau de la consommation ; c’est-à-dire qu’il y a des gens qui, devant une publicité de plus en plus agressive, vont avoir envie de tout ; finalement, on voit des gens qui semblent ne vivre que pour consommer. Consommer des produits, consommer de la télévision, consommer tout et n’importe quoi ; ils vont s’endetter, faire des crédits « revolving » à n’en plus finir, se mettre dans des situations impossibles. Ils ont l’impression que plus ils consomment, plus ils sont heureux. Pour moi, que je sache, le fait de consommer à outrance ne me rend pas heureuse.

Dans des coutumes des pays arabes, la nourriture est présente dans toutes les fêtes, comme par exemple au hammam pour le bain de celle qui va se marier ou qui vient d’avoir un enfant ; il y a des beignets, plein de douceurs ; la nourriture fait partie du rituel.
Mais un proverbe dit : « On creuse sa tombe avec ses dents ».

Ce besoin de se nourrir nous le partageons avec les animaux ; c’est ce que nous disait Descartes : « Les bêtes brutes, qui n’ont que leur corps à conserver, s’occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir ; mais les hommes, dont la principale partie est l’esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture » (Principes de la philosophie, lettre préface).

Depuis des siècles, l’alimentation, c’est l’expression sociale du besoin chez l’homme ; quant à sa satisfaction, choisir la seule alimentation humaine, est-ce que c’est très important ? Sûrement, puisque c’est très régulier et que ça dure toute une vie. Après, on pourrait dire : comment ? Alors, il existe deux plans, comme nous l’explique Jean Anthelme Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût (parue en 1825) : « Le plaisir de manger est la sensation actuelle et directe d’un besoin qui se satisfait. Le plaisir de la table est la sensation réfléchie, qui naît des diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnes qui accompagnent le repas.

Le plaisir de manger nous est commun avec les animaux ; il ne suppose que la faim et ce qu’il faut pour la satisfaire. Le plaisir de la table est particulier à l’espèce humaine ; il suppose des soins antécédents pour les apprêts du repas, pour le choix du lieu et le rassemblement des convives. Le plaisir de manger exige, sinon la faim, au moins l’appétit ; le plaisir de la table est le plus souvent indépendant de l’un et de l’autre. Ces deux états peuvent toujours s’observer lors de nos festins.
Au premier service, […] chacun mange évidemment sans parler, sans faire attention à ce qui peut être dit ; et, quel que soit le rang qu’on occupe dans la société, on oublie tout pour n’être qu’un ouvrier de la grande manufacture. Mais quand le besoin commence à être satisfait, la réflexion naît, la conversation s’engage, un autre ordre de choses commence ; et celui qui, jusque là, n’était que consommateur, devient convive plus ou moins aimable, suivant que le maître de toutes chose lui en a dispensé les moyens. »

C’est, à mon avis, la différence qui existe entre se nourrir et prendre un repas avec des gens qu’on aime, avec des gens qu’on a choisis. C’est quelque chose de plus social, de plus amical, et cela peut être aussi initiation, pour préparer les plus jeunes pour leurs rencontres autour d’un repas ; puisque le repas, c’est là où se rencontrent, en un même lieu, en un même temps, plusieurs générations.
J’ajouterai que parfois, longtemps après un bon repas, on se souviendra plus d’une conversation intéressante que des mets.

Entre « manger pour vivre, et vivre pour manger », je voudrais bien une autre option, car, par nature, par éducation, j’accorde encore une très grande importance à la nourriture, au repas, à la qualité des produits. Manger est  une des relations les plus intimes qui soient. Nous portons un produit à notre bouche, nous l’ingurgitons et il va venir dans notre corps et nous l’excréterons. Comment peut-on faire ce geste de manger sans un peu de réflexion, ou manger n’importe quoi,  parce que, suivant l’expression, « tout ce qui rentre fait ventre », ou que l’on est, suivant une autre expression populaire, un « béni bouffe-tout ».

Mais on peut être dans l’excès par gourmandise, l’un des sept péchés capitaux, sujet traité  par Alphonse Daudet dans son oeuvre « Les trois messes basses ».

(Résumé/aperçu) : Le curé Dom Balaguère, avant une des trois messes basses du soir de Noël, a écouté son enfant de choeur Garrigou (qui est un envoyé du Diable) lui parler du dîner du réveillon ; pendant qu’il dit sa messe, il entend cette voix qui lui dit: “Il y a des dindes magnifiques mon révérend, des dindes bourrées de truffes, on aurait dit qu’elles allaient craquer en rôtissant tellement elles étaient dodues…” L’enfant de choeur agite sa sonnette, on a sauté quelque pages…”kyrie eleison”, dit le curé à la stupéfaction des paroissiens. Dans une scène suivante, le curé est agenouillé, il lève les yeux vers l’autel, il est en adoration, car là, sur l’autel, devant le tabernacle, il voit des chapelets de saucisses, des pâtés, des volailles juteuses, des carafes de vin ambré, des fruits… Au final, il mangera tant au dîner qu’il piquera du nez dans l’assiette et qu’il en mourra….
Le repas n’est pas toujours convivialité ; je pense à la malédiction des Atrides : Atrée, renouvellant le geste de son grand-père Tantale, voulant se venger de son frère, tue les deux fils de son frère et les lui sert à manger. A la fin du repas, il fait apporter la tête des deux enfants sur un plateau. La malédiction des dieux, qui avaient été courroucés, va se poursuivre sur plusieurs générations.
Sur le même thème de malédiction familiale qui sera levée par les générations futures, par une relation à un mets (une pomme), on peut citer le livre de Katharina Hagena : Le goût des pépins de pommes.

Dans le passé, nous avons connu le cannibalisme, où parfois on mangeait l’ennemi vaincu ou les personnes âgées pour acquérir la sagesse, la force et l’esprit de l’autre, de fait, un cannibalisme rituel. C’était avant “la communion”! Mais on peut être rassuré, le dernier cannibale a été mangé !
Il y a de nombreux écrits sur la gastronomie ; cela peut vous mettre l’eau à la bouche en dehors de tous les aspects sociaux déjà cités. Mais nous avons aussi des exemple d’excès, comme dans le film : La grande bouffe.

Le repas peut aussi être un lieu culturel avec spectacles, musiques, danses et chants.
Pour revenir à la question initiale, on peut se poser la question : est-ce qu’on garde une vie la plus sobre possible, en ne satisfaisant que les besoins? Ou faut-il avoir un peu de superflu qui donne l’appétit de vivre et pas seulement la satisfaction des besoins.
Dans le film Festen, on est dans un repas de famille où on va en découdre…
Pour ce qui est de la littérature sur ce sujet, il faut citer également : « Agate ou les repas de famille » de Geneviève Krick et Catherine-G. Mathiew, avec des tas de souvenirs de l’enfance,  qui remontent au cours des repas. Et aussi, le livre de Claude Pujade-Renaud : Sous les mets, les mots, où les expériences psychologiques liées aux mets sont finement décrites. Puis le roman : Une pièce montée de Blandine Le Callet, où les langues se délient et les secrets se dévoilent autour d’un repas de mariage, sans oublier Boule de suif de Guy de Maupassant, qui partagera son repas, mais n’en aura pas de reconnaissance !

Pour ce qui est de vivre pour manger, je pense en premier à ceux qui passent leur vie à travailler et à gagner juste de quoi manger justement. Ils vivent pour réussir à manger.
Mais il est aussi des métiers où les gens vivent pour que les autres mangent : restaurateurs, commerçants d’alimentation, industries associées à la table (vaisselle, linge de maison, décorations)…
Vivre pour manger peut aussi être une pathologie, comme dans le cas de la boulimie. On peut aussi souligner la place du budget d’alimentation dans les familles de prolétaires parfois très supérieur aux dépenses des ménages bourgeois dans ce domaine (qui sont souvent un peu radins sur la nourriture). Nourrir ses enfants pour les revenus modestes est une priorité qui demande un gros investissement. C’est une façon de faire ce qu’il faut pour ses enfants, même si, au fond, ils savent bien que les nourritures corporelles ont aussi besoin d’être complétées par des nourritures affectives, intellectuelles et culturelles, pour le bien de l’enfant.

Par conséquent, manger pour mieux vivre et vivre plus intensément, surtout dans la vie sociale et en collectivité, me paraît important, mais vivre pour manger demande une réflexion. Cela peut-être une nécessité, mais aussi une compensation orale à ce qui ne peut pas se dire… De toutes les façons,  on ne peut pas porter de jugement de valeur sur le comportement alimentaire des individus et l’obésité n’est pas toujours dû à un comportement alimentaire excessif (cas de traitements médicaux faisant grossir, maladies, sédentarités…).

En cette période de fêtes, on peut se demander : qu’est-ce que l’on va partager de plus que « la grande bouffe » à Noël ? Quel sens cela a pour certains de se retrouver en famille ou de partager la fête d’une communauté ou de faire plaisir à des proches ? Peut-on encore concevoir un Noël sans la dinde et les cadeaux, et avec encore un minimum de réflexion sur le pourquoi de cette fête qui tombe d’ailleurs pratiquement chaque année en même temps que la fête juive de Hanoukka et aussi du solstice d’hiver…  Tout le monde peut fêter Noël, tant sa dimension athée a pris de l’ampleur aussi et a d’une certaine façon complété la dimension religieuse…
Je retiens aussi l’idée du repas comme réunion intergénérationnelle, même si ce n’était que pour cela, Noël vaut la peine d’être fêté.

Les dictateurs, comme il y a peu Ceausescu, avaient des goûteurs pour prévenir tout empoisonnement. Ce n’était pas toujours pour eux, « manger pour vivre ».

On a fait l’apologie du banquet, du festin. Evidemment que c’est un moment privilégié, mais la nourriture je m’en méfie quand même ; la nourriture actuelle, souvent industrielle, me fait quand même peur. Ceci parce que les industriels n’ont qu’une idée, produire le plus possible au moindre coût, avec des ajouts de colorants, de conservateurs, d’huile de palme, tout plein de choses pas très bonnes pour la santé. On voit aussi les animaux destinés à l’alimentation qui sont élévés en batterie et auxquels on donne des produits pour qu’ils grossissent le plus vite possible. Quand on voit tout cela, on n’a pas tellement envie de manger de la viande.
Dans nos pays occidentaux, on a une nourriture plus ou moins mauvaise. On a, pour beaucoup, des racines paysannes : on mangeait ses propres produits, des produits de qualité, des légumes frais, on tuait le cochon. Une nouvelle tendance commence à émerger dans les jeunes générations, où certains se remettent à faire leur jardin potager, à acheter autrement ; ils ont envie d’une nourriture plus saine. Ils ont compris les risques de cette industrialisation après des catastrophes comme “la vache folle”. Il y a une prise de conscience.

Texte de Michèle:
« Voici que l’on étend la nappe blanche. Les gestes sont précis, rapides. Il faut que tout soit beau et quasi la perfection. De sublimes assiettes bien tournées de la plus grande à la plus petite. Et voici les verres scintillants de brillance, également des plus petits aux plus grands. On frotte les couverts pour qu’ils soient irréprochables, et on n’oublie pas tous les petits accessoires : fourchettes à huitres, pinces à escargots, supports de couteaux. Il est temps de faire le pliage des serviettes, de déposer quelques bougeoirs, des dessous de plats. On décore la table avec des pommes de pin, couleur or, couleur argent. Quelques branches de houx, quelque figurine, des anges. Et puis, pour finaliser une poussière d’étoiles. Il est bientôt l’heure de passer à table pour fêter tous ensemble un Noël enchanté. »

Entre nécessité et art de vivre, quelle place occupe la nourriture chez chacun de nous ? Quelle place est-elle appelée à avoir dans les décennies à venir ?
 » Il revient à ma mémoire » les grands repas à la ferme, lors des battages, des vendanges ou des mariages, qui duraient parfois  trois jours et où des femmes n’arrêtaient pas de cuisiner.  Je revois ces tablées : des roulés au jambon farcis de macédoine de légumes luisants sous leur gélatine. Des produits de la ferme : le jambon sec, le saucisson,  des terrines et pâtés, des rillons…, puis sortant du four des plaques pleines d’escargots qui embaument l’ail et le persil. Puis viennent les viandes en sauce, veau, lapin… Les miches de pain défilent ; à chaque fois les assiettes sont saucées « à propre » ! (Nous serions déjà au bicarbonate !) C’est alors que venaient rôtis d’oies ou de dindes, entourés de pommes de terre, champignons. Nous, les enfants, nous donnions un coup de main pour aller tirer du vin à la cave. Les convives avaient  autant de vigueur à table qu’au travail ; sans mollir, ils enchaînent sur le fromage frais à la crème double, les mokas maison au chocolat, les tartes aux fruits.
Aujourd’hui, des cousins qui  sont céréaliers en Seine-et-Marne exploitent 300 hectares à deux. Ils sont équipés d’une moissonneuse-batteuse lieuse avec cabine insonorisée, radio, téléphone… Quand vient l’époque de moissons, la nuit, le mari moissonne ; le jour, sa femme prend le relais. En 48 heures, ils ont fait le travail de deux journées de labeur de 20 à 30 personnes et ils se font livrer des pizzas. Out ! La convivialité qui s’ensuivait. Out ! Le lien social ! « La table est entremetteuse d’amitié », dit le proverbe. Manger ensemble est un acte social.  ! Est-ce que le progrès est un frein au bonheur ?

Poème de Florence :     
                                   
Les fraises et la fringale
La fringale ayant duré
Endurée
Le frigo en garde à vue
La volonté bien menue
A trop rêver de cuissots
De calories par monceaux
Je faisais fort grise mine
Overdosé en caféine
Et la balance arrêtée
Sur un poids bien regretté
Au retour de manivelle
Un yoyo pêché véniel
Cette fois-ci c’est moindre mal
Et j’ai hurlé : « même pas mal »
J’ai refermé la friteuse
Plus un seul petit morceau,
De frite ni de chien chaud
La décision est audacieuse
Et n’est pas du tout venant
Je tiendrai, ne vous déplaise
Je ne mang’rai qu’une fraise
Et laissez-moi, maintenant !

Dans la fable de la cigale et la fourmi en sabir (patois de français et d’arabe algérien), la moralité dit : « Ti bouffes, ti bouffes pas, ti crèves quand même ! »

Texte de Michèle :
« Je suis l’invitée ; bon appétit à mon estomac. Il est affamé, il supplie. Mon nez est enivré par toutes ces effluves, mes yeux pétillent d’admiration ; que de bons petits plats, tous plus gargantuesques les uns que les autres. Merci aux cuisiniers, au saucier, au pâtissier, à toutes ces petites mains agiles. Après avoir si bien festoyé, je suis repue, il est temps de prendre congé. Que la nuit vous soit douce. »
La France est un pays de gastronomie. L’apport au cours du siècle dernier des diverses cuisines, marocaine, libanaise, chinoise, japonaise, indienne, etc., cuisines qu’on peut aimer découvrir, va-t-il enrichir tout le patrimoine ? On peut en douter. Les habitudes alimentaires définissent la cuisine de demain. On se nourrit très différemment des générations précédentes. On a moins de temps ; on n’y consacre pas le même budget ; les produits et l’offre sont plus nombreux pour une qualité inférieure. Notre rapport à la nourriture est en train de changer totalement. Qu’en sera-t-il demain de la cuisine de Brillat-Savarin ?

Je suis d’origine normande, mariée avec un monsieur d’origine méditerranéenne. Quand j’ai voulu mettre de la crème fraîche sur les haricots verts, il a réagi ! Finalement, on a vécu des années en mélangeant nos cuisines.

Poème de Florence :
Le monde de la faim, la fin du monde
Le monde de la faim, la fin du monde
C’est la ronde des pains, c’est le pain de la fronde
Le monde est rond comme un Mac-do
Rond comme une tomate, comme un dodo
Le monde du silence, le silence du monde
C’est le monde du son, le son du monde
Taper sur la terre comme un tambour
Tu la bourres et débourres, elle geint et tu laboures
Le monde du futur au non de l’avenir
Le mur du son s’écroule au souvenir
Des promesses éphémères d’un avenir radieux
Alibi de quelques savants studieux
Je suis un clown, hélas je suis un clone
Il n’y a pas un bruit dans l’œil du cyclone
Et sur le fil tendu de l’horizon
Têtu comme un zombi, léger comme un bison
Tu danses la danse de la pluie et du vent
Pour une tornade au soleil levant
Un arc-en-ciel d’apocalypse, dans les décombres
Le sombre de la faim, la fin du sombre.

On parle de convivialité, de lien intergénérationnel grâce au repas, mais, depuis déjà quelques années, une invitée importune est venue partager nos repas, c’est la télévision. Alors que ce doit être le moment où enfin dans la famille, on peut parler un peu ensemble, cela finit souvent par : « Tais-toi, je n’entends pas ce qu’ils disent. » Dans des familles, on ne mange plus rituellement ensemble, que ce soit le déjeuner ou le dîner ; chacun, à n’importe quelle heure, va chercher quelque chose dans le réfrigérateur et mange seul. Manger s’accompagnait d’un certain rituel ; ce sera dommage que cela se transforme en simple nécessité.
Aujourd’hui, hasard du calendrier, nous sommes le 12/12/12 ; à l’occasion de ce café-philo du 12/12/2012, voici un texte de Guy Louis:

Une douzaine de vers  à douze pieds
Aujourd’hui, douze, douze, douze, c’est en alexandrins
Qu’il nous faut s’exprimer et faire des douzains
Pour le café-philo on choisit divers thèmes
Essayant de changer, ne pas prendre les mêmes
On prend parfois des sujets, bizarres et curieux
Cela pourrait un jour être un choix malheureux
Et puis grâce au savoir et l’imagination
On finit par avoir une riche conversation
Malgré tout on s’en sort, et toutes les idées fusent
Avec l’inspiration, parfois reçue des muses
Si l’appétit, dit-on, nous viendrait en mangeant
La philosophie, elle, vient en philosophant
Œuvres citées :
LIVRES :
L’avare. Molière
(Disponible à la médiathèque de Chevilly-Larue)
Physiologie du goût. Brillat-Savarin
Flammarion. Champs n° 109
Les trois messes basses, dans le recueil  Les lettres de mon moulin.
Alphonse Daudet
(Disponible à la médiathèque de Chevilly-Larue)
Le goût des pépins de pommes. Katharina Hagena
Editions Anne Carrière
Sous les mets, les mots. Claude Pujade-Renaud
Editions Nil
Agate ou les repas de famille. Geneviève Krick et Catherine G. Mathiew
Editions La dispute
Une pièce montée. Blandine Le Callet.
Editions Stock
(Disponible à la médiathèque de Chevilly-Larue)
Boule de suif. Guy de Maupassant.
(Disponible à la médiathèque de Chevilly-Larue)
FILMS :
La grande bouffe. Marco Ferreri. 1973.
(Disponible en DVD  à la médiathèque de Chevilly-Larue)
Festen. Thomas Vinterberg. 1998.
(Disponible en DVD à la médiathèque de Chevilly-Larue)


Waouh, j’ai trop apprécié votre article, je suis d’accord, de nos jours, nous vivons davantage pour manger que manger pour vivre, c’est comme si on subissait cette société de consommation et qu’on n’a pas le choix par ce que de toute façon, tout le monde fait pareil…Je trouve ça décevant. Je me trouve dans une période de réflexion sur le sujet, et cet article mérite qu’on s’y attarde.
Merci pour cette lecture,
ça fait du bien d’entendre ce qui est vrai à mon sens, que trop peu de gens pensent.
Merci
c’est magnifique! merci

Bonjour,
Ce fut un délice, un régal, tout est dit ou presque, merci.
Malgré mes difficultés à la lecture, j’ai dégusté avec beaucoup de plaisir, il est midi l’heure « rituel » de déjeuner mais j’ai peu faim, (j’en ai pas loupé une miette) donc l’appétit viendra peut-être en mangeant.
Je me suis donc nourrie pendant plus d’une heure (j’ai pris beaucoup de notes).
Ce « festin » m’a apportée sur tous les niveaux. Dans un premier temps, au niveau professionnel, actuellement j’écris un projet pour des personnes déficientes (atelier cuisine « FAIRE UN REPAS POUR SE RESTAURER ! ») et je souhaitais rajouter une réflexion philosophique.
Et bien ce fut encore plus succulent ce que cette lecture m’a apportée au niveau personnel, ma vie, mes souvenirs, ma culture, les fêtes, etc…..
Et enfin en tant que citoyenne, pas de jugement……..à chacun son histoire, son vécu, ses souvenirs, ses qualités, ses souffrances etc…….
GRAND MERCI A VOUS c’est une belle ouverture d’esprit POUR MOI.



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