lundi 23 novembre 2015

Les terreaux du jihadisme européen

Farhad Khosrokhavar

 
Mis à jour le 23/11/2015
 
 
Le terrorisme islamiste menace graduellement la France depuis deux décennies. Il se nourrit d'un petit nombre d'ingrédients.
Vingt ans se sont écoulés entre la bombe déposée à la station Saint-Michel/Notre-Dame sur la ligne B du RER parisien, le 25 juillet 1995, et les attentats de Paris le 13 novembre 2015. Vingt ans où les horizons – algériens, irakiens, bosniaques, syriens… – se sont déplacés, et où les acteurs terroristes – groupuscules jihadistes, loups solitaires ou commandos organisés – ont changé. Le jihadisme est l’un des plus grands bouleversements de notre époque ; il en est aussi le fruit. En France, il se développe en une marche accélérée depuis 2012. Depuis les attentats commis par Mohammed Merah, à Toulouse et à Montauban (7 morts et 6 blessés), un nouveau chapitre s’ouvre dans son histoire. Les attentats se suivent à grande vitesse avec Mehdi Nemmouche (tuerie du Musée juif de Bruxelles), les frères Kouachi (attaque contre le journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015), Amedy Koulibaly (assassinats d’une jeune policière et des clients d’un supermarché juif de la porte de Vincennes le 7 et le 9 janvier 2015), Ayoub el Khazzani (attentat de train Thalys le 21 août 2015), jusqu’aux attentats du 13 novembre 2015 qui marquent l’apogée du terrorisme islamiste. Dans ces phénomènes, qui s’échelonnent sur deux décennies, certains traits saillants se dégagent.

La fratrie comme ciment

La plupart des auteurs d’attentats sont d’anciens délinquants, passés par la prison, issus de familles décapitées, éclatées, avec notamment des pères absents ou démissionnaires. En dépit de l’éclatement familial, l’un des faits remarquables est la récurrence des fratries au sein des groupes terroristes : Mohammed Merah et la complicité plus ou moins grande de son frère Abdelkader (attentats 2012), les frères Kouachi (attentats janvier 2015), les frères Abdeslam (attentats du 13 novembre 2015)…
L’une des premières raisons de ce phénomène vient de son efficacité : les frères s’accordent une confiance absolue qui rend quasiment impossible la pénétration du groupe par les services de renseignement. Par ailleurs, le spectacle de la fratrie soudée reconstitue symboliquement la famille patriarcale. L’unification autour de la même passion, à savoir croiser le fer avec une société que l’on poursuit de sa haine, engendre une harmonie qui reproduit l’image d’Épinal de la famille dans une version « engagée » : désormais on vit ensemble, les frères (et quelquefois même la sœur) reconstituant une unité qui avait éclaté. Ce n’est pas l’égalitarisme qui règne mais la hiérarchie cadet/aîné même si l’aîné symbolique est le cadet en termes d’âge (c’était le cas des frères Kouachi, où le cadet dirigeait et l’aîné suivait). Tout se passe comme si la radicalisation jouait un rôle de ciment pour ressouder des liens passablement ébranlés par la délinquance et l’éclatement familial.

L’Europe des banlieues, armée de réserve

En second lieu, l’Europe des banlieues est devenue l’armée de réserve du jihadisme : tous les terroristes islamistes français proviennent des banlieues. Le fondement anthropologique de leur adhésion à des idéologies haineuses est leur rancune vis-à-vis d’une société qui incarne à leurs yeux la cause ultime de leur mal-être. Des êtres en rupture avec la vie sociale, meurtris par le racisme et les préjugés, expriment leur volonté d’en découdre, mettre à mort et mourir, se venger de la société au prix de la mise à mort de centaines voire de milliers d’innocents. L’islam devient le principe de la sacralisation de leur haine. Le jihad, dans cette conception, est la guerre sans pitié et sans fin contre le monde qui les a rejetés, désormais perçu comme « mécréant ». Dieu s’incarne dans une posture de vengeance aveugle au sein d’une religiosité mortifère qui déshumanise totalement l’adversaire.
Cet état d’esprit est « paneuropéen » : on peut être belge et coopérer avec des Français pour tuer des Français sur ordre de Daesh, qui prend une fonction éminente comme califat ressuscité attirant les jeunes islamistes, tout comme l’Union soviétique attira les jeunes socialistes en 1917, année de sa création. Cette dimension transnationale est l’une des forces du mouvement, et le talon d’Achille des États européens : Il existe une Europe du jihadisme alors que l’Europe de la sécurité n’existe pas. Les polices et les services de renseignement nationaux opèrent surtout sur le territoire national et gardent un atavisme territorial qui facilite la tâche de ceux qui opèrent des deux côtés des frontières.

La crise des utopies sociales et l’essor du jihadisme

L’adhésion au jihadisme ne saurait résulter d’une simple destructivité nihiliste ; elle est aussi une puissante idéologie politique, structurée et attirante. C’est ce que les événements du 13 novembre ont révélé. Le jihadisme se lève là où s’éclipse le politique, comme projet collectif porteur d’avenir. L’idéologie répressive à laquelle les jihadistes s’identifient se substitue à des utopies sociales comme le républicanisme et le communisme. Depuis les années 1990, la crise des utopies « immanentes » a induit l’attrait vers l’islam radical en tant qu’utopie « transcendante » qui comble le vide idéologique des sociétés modernes. La France, en particulier, souffre d’un malaise profond parce que le politique est le fondement de l’être-ensemble après la Révolution de 1789 : le citoyen se définit primordialement par son adhésion au pacte politique qui institue l’État-nation. Le politique est ainsi simultanément un principe d’adhésion à un projet républicain, et l’identification du citoyen à un principe de sens, l’État-nation, qui rendrait possible la réalisation des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité dans un avenir indéterminé. La crise de l’égalité et de la fraternité rend impossible la citoyenneté comme projet d’avenir, surtout pour les exclus. L’extinction de l’espérance dans le politique, dont le dernier témoignage se trouve dans le mouvement pour l’égalité de 1986 – mouvement totalement laïc – fait de l’islam radical un substitut au projet citoyen. Pour les théoriciens du jihadisme, l’égalité se réalise dans la mort, la fraternité dans la mise à mort de l’ennemi et la liberté dans la volonté d’asséner la mort en tant que représentant de Dieu, un Dieu impitoyable et largement méconnaissable dans la tradition islamique.

La guerre civile en Syrie et son impact direct en France

Enfin, il est impossible de comprendre l’attrait qu’exerce cette idéologie aujourd’hui sans considérer le contexte international, et l’implication de la France dans les conflits qui s’y mènent. Désormais, Daesh exporte la guerre civile de Syrie : en Russie (l’explosion de l’avion russe en plein vol à Charm el Cheikh le 31 octobre 2015 tuant 224 passagers), au Liban (les explosions du 12 novembre 2015 tuant au moins 43 personnes), en Tunisie (le 18 mars, les tireurs tuant 19 personnes, surtout des touristes étrangers, le 26 juin tuant 38 personnes, surtout des touristes anglais)… La liste est incomplète. Cette guerre civile induit des effets en France en raison de l’implication de l’aviation française en Syrie. Dès septembre 2015, la France a commencé à viser Rakka, ville du centre du pays, considérée comme le fief de Daesh. Parmi les réfugiés qui ont fui à la fois la répression de l’armée syrienne et les islamistes radicaux, Daesh laisse se faufiler quelques-uns de ses adeptes dont l’un semble avoir mis à exécution son projet de tuerie à Paris (un passeport syrien dont le détenteur serait passé par la Grèce). Le nouvel État islamique cherche à transporter une « guerre totale » dans le monde, des innocents payant pour des actes de guerre menés par les autorités nationales. La distinction entre population civile et combattante semble dépassée pour des islamistes radicaux qui visent d’abord des « Français » et mettent à mort leurs victimes au nom d’une foi solidement ancrée dans leur esprit.

Trois générations de jihadistes

Depuis les années 1980, le jihadisme est passé par plusieurs phases :
• Les «Afghans» : l’origine historique d’Al-Qaïda remonte à l’époque où les islamistes, encouragés par l’Occident, se sont rués vers l’Afghanistan pour lutter contre l’invasion soviétique. 
En 1989, ces vétérans – dont Oussama ben Laden – sont rentrés chez eux et ont lancé le « jihad de l’intérieur ». Ils ont formé le premier noyau, enseignant 
le maniement des armes et 
les techniques de combat.

• Les «Irakiens» : une nouvelle génération émerge en 2003, au moment de la guerre d’Irak, dont l’apprentissage se fait beaucoup plus sur la Toile que sur le terrain. Cette génération, fine connaisseuse d’Internet, s’en sert comme outil 
de propagande.
 L’immense majorité des jihadistes français issus de cette génération ont une trajectoire similaire : une enfance passée dans une famille décapitée, une adolescence en banlieue, où la délinquance s’offre comme un contre-modèle à la citoyenneté ordinaire (travail rémunéré, respect des normes sociales…), un passage par la prison, l’illumination de l’islam radical en tant que « born again », et parfois le voyage dans les terres du jihadisme (Pakistan, Afghanistan, Yémen, Syrie…). Leur haine de la société s’imprime dans une religiosité de combat qui leur donne le sentiment d’exister.
• Les « Syriens » : une troisième génération apparaît depuis 2013, au moment de la guerre civile en Syrie et de la création de l’État islamique. Son apprentissage se fait dans des pays arabes à État défaillant : Yémen, Libye, frontière algéro-tunisienne et Syrie. Un nouveau profil, alors inconnu en France, coexiste avec les profils précédents : des jeunes issus des classes moyennes, hommes et femmes, qui n’ont pas de casier judiciaire. Leur projet est souvent plus politique que celui de leurs aînés. Ils sont mus par une quête de justice pour la Syrie, où un régime a tué 200 000 personnes et voué à l’errance plusieurs millions d’autres dans les pays voisins. Ils disent défendre leurs « frères de religion ». Le jihadisme leur apparaît comme un projet collectif porteur d’espoirs.
Farhad Khosrokhavar

Du RER au 13 novembre 2015 : vingt ans d'attentats

1994-1995 : l’imam Sahraoui, de l’aile modéré du Fis est mis à mort 
le 11 juillet 1995 à Paris ; le 25 juillet, de la même année, une bombe déposée à la station Saint-Michel/Notre-Dame sur la ligne B du RER parisien fait 8 morts et 117 blessés ; 
le 17 août, un autre attentat a lieu place de l’Étoile à Paris où 17 personnes sont blessées par une bombe artisanale. Il y aura un attentat raté contre la ligne TGV Paris-Lyon 
le 26 août 1995.

Dans ces actes terroristes est impliqué un jeune d’origine algérienne, Khaled Kelkal, tué dans un affrontement avec les forces de l’ordre le 29 septembre 1995. Plusieurs petits groupes prennent le relais, comme le gang de Roubaix dont la plupart des membres ont combattu en Bosnie en 1994-1995, ou la filière des Buttes-Chaumont (d’où est issu Chérif Kouachi, l’un des auteurs des attentats de Charlie Hebdo).
2012-2014 : un jeune Français d’origine algérienne, Mohammed Merah assassine 7 personnes et fait 6 blessés à Toulouse et à Montauban. 
Parmi eux se trouvent 3 militaires, dont 2 musulmans, et 4 Juifs. 

2015 : le 7 janvier 2015, les deux frères Saïd et Chérif Kouachi massacrent 
12 personnes au journal Charlie Hebdo, pour punir les journalistes qui auraient profané le Prophète de l’islam par leurs caricatures. Amedy Coulibaly, lui, 
tue 5 personnes, une policière et 4 Juifs, les 8 et 9 janvier de la même année, en liaison avec les frères Kouachi dont il a connu le cadet
Chérif en prison.
Moins d’un an plus tard, le vendredi 13 novembre 2015, une série d’attaques terroristes coordonnées provoque la mort de 129 personnes à Paris, aux abords du stade de France, au Bataclan, et dans les dixième et onzième arrondissements. Les attentats sont revendiqués par l’État islamique. Parmi les kamikazes et assaillants se trouvent des Français étant passés par les camps d’entraînement en Syrie.
Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar

Sociologue, directeur d'études à l'EHESS, il a récemment fait paraître Radicalisation, Maison des sciences de l'homme, 2014

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