vendredi 13 novembre 2015

L’homme est un animal social et le web est son terrain de jeu.

Le nouvel élitisme des réseaux sociaux



Mike Elgan, pour Computer World, nous explique que la nouvelle tendance des réseaux sociaux est l’élitisme. Pas l’élitisme qui émerge spontanément de l’inégalité des interactions entre utilisateurs, mais un élitisme intentionnel, favorisant certains utilisateurs plutôt que d’autres.

Longtemps, les nouveaux médias ont été caractérisés par leur caractère participatif et égalitaire. Tout le monde avait accès aux mêmes outils et fonctionnalités. Certes, l’influence des uns n’était pas celle des autres. Mais chacun pouvait parler à tous. En cela, les nouveaux médias étaient différents des anciens : tout le monde, riches et pauvres, célèbres et obscurs, utilisaient les mêmes fonctionnalités, les mêmes outils ou espaces d’interaction. Mais c’est de moins en moins le cas, estime le journaliste.

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Pour nous l’expliquer, il donne plusieurs exemples d’outils qui sont réservés à certains. Comme Live, l’application de streaming vidéo de Facebook, réservée aux utilisateurs de Mentions, le service de Facebook lancé il y a un an, réservé aux célébrités, leur permettant d’avoir des statistiques sur qui parle d’eux ou de lancer des sessions de questions réponses. Facebook n’est d’ailleurs pas un cas isolé, souligne le journaliste. Apple, avec son réseau social dédié à la musique, Connect, qui permet aux professionnels de la musique de se connecter à leur public, n’est-il pas en train de travailler sur un système dédié foncièrement inégalitaire. Twitter, avec son statut d’utilisateur certifié, lancé en 2009, est certainement à l’origine de ce mouvement, que l’on retrouve sur nombre de plateformes sociales. Or, sur Twitter, les utilisateurs certifiés, qui sont sélectionnés de manière discrétionnaire par la plateforme, ont également accès à des outils exclusifs d’analyse de données et de messagerie. La caractéristique la plus élitiste associée à ce statut est de permettre aux utilisateurs vérifiés de désactiver les notifications des utilisateurs non vérifiés, permettant de transformer Twitter en club privé où les élites peuvent discuter entre elles sans tenir compte de ce que leur disent le reste des utilisateurs.

Les réseaux pour l’élite ont toujours existé, rappelle Elgan, en rappelant l’existence de SmallWorld, ou le lancement récent de Forbes under 30, émanations ou réplications numériques des nombreux cercles et clubs fermés destinés aux gens riches et célèbres. Mais ce qui est différent ici, c’est que les grandes entreprises de la Valley créent des enclaves élitistes au sein de leurs offres qui menacent de transformer les nouveaux médias censés être égalitaires en anciens médias élitistes.
L’avantage de donner accès à des outils exclusifs est d’éliminer le bruit des gens ordinaires qui n’ont rien à vendre, en recréant de la rareté et en permettant aux marques et produits de monétiser leurs échanges à leur seul profit. Cher public. “Asseyez-vous. Taisez-vous. Et préparez-vous à acheter ce dont on vous parle”, conclut avec à-propos Mike Elgan. Décidément, le rêve égalitaire d’internet ne cesse de s’éloigner toujours un peu plus.

Hubert Guillaud


Vouloir un web coopératif


 
En 2006, Time Magazine nous nommait, nous tous, “personnes de l’année“. L’explosion des blogs, des plates-formes de partage d’images, des réseaux sociaux, donnait le sentiment d’une prise d’assaut de l’univers médiatique par son propre public.
L’image de 2007Mais en page intérieure du numéro de l’année suivante, l’hebdomadaire reproduisait presque la même couverture, avec un autre titre : Personne de l’année : Eux, eux les médias, les puissants, les influents.

Que s’est-il passé d’une année sur l’autre ? MySpace est devenu un système pour vendre de la musique. Des élections en France et ailleurs ont montré que, si l’internet offre un puissant moyen d’organiser les convaincus, ce sont encore les médias qui convainquent les indécis. L’argent de la publicité n’a pas afflué vers les sites sociaux, entre autres, comme a pu le constater Facebook, parce qu’elle n’y est pas facilement la bienvenue. Cela suffit-il vraiment ? Il doit bien y avoir autre chose !
Oui : la prise de conscience que le web “massivement relationnel” ne transforme pas à lui tout seul la vie démocratique, ni les médias. Qu’il faut le vouloir.

Portabilité, propriété

La discussion sur la “portabilité” des profils associés aux réseaux sociaux est sans doute la plus symbolique du moment.
Elle marque d’une part la fin d’une certaine naïveté vis-à-vis des acteurs du web 2.0 : Rupert Murdoch, Yahoo! Time Warner, Google ou Microsoft y sont pour gagner de l’argent, pas pour transformer le monde en coopérative.

Mais elle signale surtout que l’explosion des “contenus générés par les utilisateurs” provient plus d’une soif de relation que d’une exigence de participation, au sens d’une intervention dans les décisions et processus collectifs. En nous distinguant en 2006, Time nous prêtait sans doute des intentions, voire des capacités, qui n’étaient pas les nôtres.
Le succès des blogs a pu faire croire que l’enjeu, pour les individus, était de devenir médias [1]. En fait, ils étaient pendant quelques années le meilleur dispositif pour s’exposer à son cercle de relation et pour l’étendre. En 2004, le blog était le logiciel relationel. Aujourd’hui, les réseaux sociaux tels que Facebook, Linkedin, Meetic et MySpace ont clairement pris le relais (et comme par hasard, l’annuaire des blogs Technorati a cessé d’évaluer le nombre de blogs depuis un an…). C’est le web tout entier qui révèle sa vrai nature : être une plateforme relationnelle.

Car c’est bien mon identité et l’enrichissement, l’extension, l’exploitation, l’évaluation et la projection de ma relation aux autres qui constitue le cœur du web 2.0. Un rapport de Morgan Stanley (.pdf) indique ainsi qu’en 2007, 16 % de notre temps en ligne était consacré à entretenir des connexions sociales, une activité que l’on ne mesurait même pas il y a 3 ans.
D’où le caractère central du profil et de la liste d’ “amis”, et la montée d’une demande de “portabilité” qui est en fait une revendication de propriété : “c’est moi, c’est à moi !”

La révolution des petits riens

Publier ses photos de vacances, partager son amour de Tokyo Hotel, dire dans quel état on s’est réveillé, organiser finement sa liste d’amis, ne relève vraiment ni de l’expression publique, ni de la “participation” au sens où l’entendent les militants des médias citoyens et de la “sagesse des foules”. Ces foules-là ne sont pas sages, même si elles peuvent être créatives ; leurs pratiques sont quotidiennes, ludiques, microsociales. Que peut-on en dire d’édifiant ? Pas grand-chose. En quoi cet “univers massivement relationnel” qu’est devenu le web (et, pour rejoindre Alexis Mons, que pourrait rapidement devenir tout l’internet) ressemble-t-il à cette “société de la connaissance” qu’on nous décrit depuis quinze ans ? Pas grand-chose non plus.

L’homme est un animal social et le web est son terrain de jeu. Mais nous savons mal rendre compte du jeu, du quotidien, des petites choses de la vie sociale. Nous avons du mal à parler de ce que nous proposions d’appeler l’Entrenet, cet univers des pratiques individuelles mais pas privées, coopératives mais sans intention ni but particulier, publiques sans y penser, communautaires sans communauté bien définie…
S’il y a une révolution internet, du côté des individus, c’est une révolution du quotidien, des routines, des petits riens.

Où trouver du collectif ?

Reste qu’il semble difficile de trouver du collectif dans ce web relationnel. Cela ne signifie pas qu’il ne se passe rien de collectif dans cet EntreNet, ni qu’on ne puisse rien en tirer vis-à-vis du fonctionnement des médias, de la culture ou de la démocratie. Mais il faut aller chercher ces effets à la loupe, en en épousant les pratiques, et en admettant qu’ils puissent être des résultats plutôt que des projets.

Les agrégations spontanées

Dans leurs travaux sur “la force des coopérations faibles“, Dominique Cardon et les équipes du laboratoire SENSE d’Orange Labs démontrent que, dans les espaces du web 2.0, les productions ou les organisations collectives sont le plus souvent des “émergences”, des agrégations spontanées, qui se constatent a posteriori et ne doivent rien à une intention, voire à l’existence préalable d’une communauté quelconque.

Au contraire, cette forme de coopération se fonde d’abord sur l’individualisme, sur la volonté de se singulariser pour se relier aux autres. Mais à force d’étiqueter des lieux, nous pouvons changer notre perception de l’espace urbain ; à force de raconter son cas, des connaissances inédites s’accumulent dans les forums consacrés aux maladies orphelines ; à force de se comparer, les photographes de fleurs finissent par devenir une communauté dans FlickR…

Elle peut même émerger sans aucune intervention consciente des individus, comme l’imagine Tim O’Reilly en décrivant le sens collectif que l’on peut tirer des simples traces que laissent les individus.
Et pour que cela continue de marcher, il faut peut-être surtout ne rien en dire. Si les blogs et les forums ont, pendant quelques jours, efficacement suppléé à la carence des institutions et des médias juste après le cyclone Katrina, les tentatives de formaliser leur rôle en cas de futures catastrophes ont fait long feu.

L’outillage des coopérations

Le web équipe les coopérations, les dote d’outils pour s’organiser, produire ensemble, capitaliser, diffuser. Il est en revanche intéressant de constater que les dispositifs du “web social” (de RSS aux wikis, des “tags” aux plates-formes de partage, des réseaux sociaux aux agrégateurs…) outillent toutes les formes de coopération, des plus faibles aux plus fortes.

Ces outils leur permettent d’atteindre des échelles sans précédent de taille et de puissance. Qu’on pense aux Tibétains, à Wikipedia, aux référendums sur la constitution européenne, et à beaucoup d’exemples moins visibles mais tout aussi importants au sein des entreprises.
Mais on remarquera aussi que ces coopérations s’appuient sur des principes, des outils et des processus extrêmement simples et qui structurent très peu les processus de coopération. Il ne s’agit pas d’une collaboration organisée et planifiée, mais juste d’une “force brute” : celle du nombre.
En termes purement économiques, c’est sans doute formidablement inefficient. Mais humainement beaucoup plus satisfaisant.

Le décodage

Les réseaux sociaux ont cette particularité d’organiser, d’encoder les relations, donc d’en rendre le fonctionnement suffisamment explicite pour qu’il se traduise en programme informatique (en “lignes de code”, qui sont en quelque sorte les composantes élémentaires du code social qui les tisse).
Or si l’on parle de “codes sociaux”, cela indique qu’il leur faut d’habitude, pour fonctionner, un peu d’opacité. En cassant cette opacité, on ouvre une véritable boîte de Pandore : d’un coup, on sait si l’on est, ou non, l’”ami” de quelqu’un, si l’on fait partie de sa première ou de sa seconde liste, s’il est aussi l’ami de cette fille que je déteste, si cette petite attention m’est réservée ou non…
Les réseaux sociaux nous offrent de jongler avec ces codes devenus explicites, donc reprogrammables.

Cela vaut aussi pour nos relations aux grands systèmes : aux systèmes de scoring des entreprises avec lequel on jouera en remplissant leurs formulaires, à la ville que, grâce à Google Maps ou d’autres représentations en deux et trois dimensions, nous nous habituons à survoler, c’est à dire à voir dans son ensemble, à la même échelle que nous. Ce qui est une manière de prendre confiance et de s’autoriser à agir, à changer les choses, pour soi, pour ses proches, pour son quartier, pour le monde – la différence n’est peut-être plus aussi nette qu’auparavant.

Appeler la participation

On aurait donc tort de penser qu’un web massivement relationnel annonce, par construction, un monde massivement coopératif. Parce que ça n’est pas le problème principal des utilisateurs. Et parce que ça n’est pas du tout le problème des opérateurs des plates-formes du web 2.0.
L’internet et le web (2.0) peuvent outiller des formes de coopération, des expériences politiques inédites et fécondes. Mais ces formes ne s’étendront pas toutes seules au-delà du cercle restreint des activistes. Elles ne se passeront pas d’une volonté.
Alors d’où cette volonté pourrait-elle venir ?
  • Des activistes, bien sûr, auxquels on devra (du moins au départ) les hacks qui libèreront nos profils, les initiatives collectives les plus innovantes, les formes juridiques les plus propices au partage, les méthodes de coopération et les formes de débat, etc.
  • Des institutions. L’édition 2007 de Ci’Num proposait comme défi celui de “mailler institutions et réseaux dans la gouvernance d’un monde complexe”. C’est visiblement ce qui s’essaie au Royaume-Uni, où des acteurs publics s’engagent en faveur de la co-production avec les citoyens d’innovations sociales, de la science, du service public (voir aussi ici), de l’Etat, de la création citoyenne
  • Des médias, qui doivent à la fois apprendre à intégrer ce qui leur arrive de témoignages, d’images, de commentaires et de contributions plus structurées, à vivre avec la concurrence des médias personnels, et à redéfinir une médiation collective (et désormais facultative) entre l’information et ceux qui la reçoivent. Comment développer une médiation journalistique entre internautes et médias ?. Les règles professionnelles de hiérarchisation, de recoupement de déontologie, sont plus que jamais nécessaires pour faire le tri dans la masse, pour ne pas se contenter des apparences, pour différencier faits et opinions. Encore faut-il que les médias se l’appliquent à eux-mêmes.
  • Des designers, qui sont sans doute mieux armés que d’autres pour relier l’individuel et le collectif, l’expressif et le jouissif. Un Bruce Sterling, ou encore les promoteurs de Jerusalem 2050, affirment clairement que c’est aujourd’hui aux designers de sauver le monde. Chiche !
  • Qui d’autre ?

Et si je ne veux pas participer ?

La mutation vers le web relationnel est donc extraordinairement féconde, mais elle crée également ses propres problèmes. Nous en citerons trois :
  • La “normativité participative” : allons-nous un jour nous voir reprocher de ne pas avoir publié sur le blog de notre entreprise ? Personne, ou presque, ne peut être actif partout. Réguler ses degrés d’engagement est une liberté essentielle, qui s’exerce clairement dans l’articulation des formes de communication en ligne. Et la communauté “Intelligence collective” animée par la Fing a montré que les “inactifs” remplissaient un rôle utile dans la vie d’un groupe.
    Valoriser par dessus tout la participation active et verbale à un groupe reflète sans doute des valeurs assez occidentales, et fait appel à des compétences dont la distribution sociale est très inégale. Les nouvelles stars du web social valent-elles toutes mieux que les anciennes ? Et si ma manière à moi, c’est de réfléchir et d’agir en silence ?
 
  • La trop séduisante “sagesse des foules (du titre de l’ouvrage de James Surowiecki, dont on peut si l’on veut lire ici une sévère critique), sur laquelle on est facilement tenté de s’appuyer en niant au passage celle des experts, des médiateurs, des scientifiques, des lobbies même… Séduction paresseuse et donc potentiellement dangereuse, lorsqu’elle dispense de chercher les rapports de force qui façonnent nos société, ou d’affirmer sa divergence qui façonne nos débats. Le propre de l’expert ou de l’intellectuel, c’est qu’on peut être en désaccord avec lui et par là, devoir formuler sa propre analyse.
    L’internet donne corps et vie à des “intelligence collectives”, avec des résultats souvent spectaculaires. Veillons à ce qu’il n’étouffe pas sous la masse l’idée qui ne s’exprime pas en ligne, celle qui ne parle pas la langue, celle qui est décidément trop neuve.
 
  • L’échange avant la création : dans le web social, la valeur, voire la légitimité se déplace de la production vers l’échange, du producteur vers le public – certes devenu, lui aussi, plus ou moins producteur. Les plates-formes sociales par lesquelles se découvre aujourd’hui la musique se fichent bien de promouvoir (et encore moins de financer) la création : on ne manque pas de musiciens qui rament ! Qui prendra le risque de soutenir une création ou une idée originale et qui coûte cher, dans la phase où l’on ne peut pas la présenter à un quelconque public ?
De petits déplacements en petits déplacements, c’est l’échelle des valeurs que nous partageons qui se transforme. Nous aurons sans doute à inventer une forme d’ “éthique 2.0″. Qui commencera par le permis de s’en foutre, de s’investir ailleurs, de consommer, de rêvasser, de réfléchir très longtemps…
***
Pourrons-nous un jour retrouver les honneurs de la couverture de Time ? Peut-être, le jour où nous aurons vraiment, consciemment, pris la décision de changer la manière dont nous participons aux affaires du monde. Comme la consécration de nos efforts, donc, plutôt que comme une divine surprise.

Hubert Guillaud et Daniel Kaplan

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