lundi 28 décembre 2015

Le conflit ukrainien, partie intégrante du Grand Jeu


 Le conflit ukrainien, partie intégrante du Grand Jeu
Préambule

Il y a des jours heureux ou l'on découvre des pépites au détour de nos pérégrinations sur le web francophone et le texte que l'on vous propose est de celles là. Le texte est découpé en huit parties et mérite vraiment qu'on s'y attarde. L'auteur, Christian Greiling, a publié ce texte en août 2014.

Je vous conseille de commencer cette lecture avec la présentation par l'auteur, qui a lui-même pris le temps de faire un amuse-bouche résumant ce qu'il est indispensable d'avoir à l'esprit pour bien comprendre les mouvements tactiques, stratégiques des grandes puissances et des chefs de guerres. Il est vraiment plaisant de découvrir qu'il existe tant de talent et de travail et notre mission est de vous les faire connaître pour améliorer notre connaissance et notre conscience commune. Alors ne boudons pas notre plaisir d'apprendre. Bonne lecture.

Le Saker Francophone
 

Par Christian Greiling – août 2014 – Source CONFLITS

Il ne s’agit pas ici de prendre partie dans ce conflit qui déchaîne les passions et la désinformation de part et d’autre – avec tout de même une mention spéciale pour les médias occidentaux – ni d’en narrer les rebondissements. Constatons simplement que la crise ukrainienne est la suite logique de ce que nous avons tenté d’expliquer dans cet article et fait partie intégrante du Grand jeu, tant dans ses causes que dans son déroulement et ses conséquences.

Elle a commencé avec la question de l’intégration eurasienne et aura – a déjà, devrait-on dire – d’énormes répercussions indirectes sur l’échiquier eurasiatique, le Grand jeu énergétique et, au-delà, le modèle du monde à venir dans un sens d’ailleurs favorable à la Russie contrairement à ce que l’on pourrait penser.


La crise actuelle débuta en novembre lorsque Kiev, déjà en situation de quasi cessation de paiement, se retrouva devant un choix : l’intégration à l’Union Européenne ou l’intégration à l’Union Eurasienne, projet de Vladimir Poutine visant à constituer un espace économique sur une partie de l’ancienne URSS. Loin d’être une marionnette russe, le président ukrainien Ianoukovitch alla à Bruxelles et à Moscou pour faire, assez cyniquement d’ailleurs, monter les enchères.

Les Européens proposaient quelques centaines de millions d’euros, les Russes quinze milliards. Le choix était évident : Ianoukovitch se tourna vers la Russie, provoquant l’opposition résolue des États-Unis – l’on se rappelle des déclarations prémonitoires d’Hillary Clinton en décembre 2012 :

«Les États-Unis s’opposeront à tout processus d’intégration dans l’espace postsoviétique» – et d’une partie de la population ce pays culturellement bipolaire. L’identité réelle des auteurs de la fusillade du Maïdan, qui provoqua le départ de Ianoukovitch, ou du crash de l’avion de la Malaysia Airlines qui entraîna les sanctions européennes (il existe de très sérieux doutes sur l’identité réelle des tireurs du Maïdan et plusieurs éléments semblent indiquer une responsabilité interne aux manifestants.

Voir la conversation du 26 février entre le Ministre estonien des Affaires étrangères Urmas Paet et Catherine Ashton. Voir aussi l’enquête de la télévision publique allemande ARD qui met en cause le groupe Svoboda, d’ailleurs accusé par les familles des victimes. En ce qui concerne le Boeing de la Malaysia Airlines, un certain nombre d’experts aéronautiques ou de journalistes chevronnés, Robert Parry entre autres, pointent du doigt Kiev. À noter que le principal journal malaisien, The New Straits Times, a lui aussi titré sur la responsabilité des forces gouvernementales dans le crash de l’avion), en passant par l’étonnant soutien occidental à un gouvernement en partie composé de néo-nazis ou la guerre dans le Donbass, sont des questions qui ne nous occupent pas ici. Attachons-nous aux conséquences de cette crise sur le Grand jeu eurasiatique et, partant, mondial.

Si l’on devait résumer en une phrase la nouvelle tectonique des relations internationales issue de l’éruption ukrainienne, nous pourrions dire que les États-Unis ont réussi à s’attacher totalement, et de manière assez étonnante, les Européens, tout en s’isolant du reste du monde. Il y a dix ans, l’activisme de l’administration Bush n’avait rien pu faire contre le rapprochement économique, énergétique et politique russo-européen. Dès lors, comment expliquer un tel revirement européen en 2014 ?


Les explications données par les observateurs sont diverses : un changement de personnel politique, des dirigeants européens appartenant à la génération américanisée des Young leaders (programme d’échange visant à développer les liens transatlantiques et qui a formé des centaines d’élites françaises à l’ américanité, dont le président Hollande et plusieurs ministres de l’actuel gouvernement) ;

l’intégration européenne continue et la soumission de la Commission de Bruxelles aux intérêts américains ; l’impossibilité pour un pays européen d’œuvrer à ses propres intérêts au sein de cette structure européenne (l’exemple de certains pays balkaniques ou d’Europe centrale est, à ce titre, éclairant : les dirigeants autrichien, hongrois, bulgare, finlandais ou grec sont obligés de mettre en œuvre les mesures prises par la Commission de Bruxelles – sanctions économiques contre la Russie, gel de la construction du South Stream – tout en reconnaissant publiquement qu’elles sont contraires à l’intérêt de leur pays) ;

 les écoutes de la NSA et le moyen de pression sur les dirigeants européens qui en découlerait… Toujours est-il que Washington a réussi à créer une réelle brèche entre l’Europe occidentale et la Russie. Le projet South Stream, qui devait fournir l’Europe du sud et balkanique en gaz, est maintenant en suspens ;

les échanges commerciaux sont en chute libre du fait des sanctions européennes et des mesures de rétorsion russes. Surtout, une méfiance semble s’être durablement installée dans les opinions publiques des deux camps, conditionnant les politiques du futur.

 Était-ce là le calcul de Washington qui, en déclin, perdant peu à peu le monde et à défaut de pouvoir isoler la Russie des pôles de puissance et de richesse du XXIe siècle, a sauvé les meubles en réussissant à soumettre l’Europe de l’ouest et à l’arrimer définitivement avant qu’il ne soit trop tard ?

(Cette convergence totale et relativement surprenante entre les dirigeants européens et Washington est peut-être à mettre en parallèle avec le projet d’accord de libre-échange transatlantique qui, selon de nombreux économistes, bénéficiera avant tout à l’économie américaine au détriment de l’économie européenne.

Par ailleurs, l’on voit de plus en plus souvent l’Otan sortir complètement de son rôle et se mêler de sujets économiques, comme l’ont montré son soutien au traité de libre-échange transatlantique ou sa critique des organisations écologistes qui s’opposent au gaz de schiste, les accusant de faire le jeu de la Russie !

S’agit-il, au final et toutes choses bien considérées, de créer un grand État occidental transatlantique où les États-Unis auront absorbé les pays européens avec la complicité active des dirigeants de ces derniers ?

Cette question, qui aurait paru loufoque il y a seulement quelques années, peut aujourd’hui sérieusement se poser au vu de l’invraisemblable soumission de l’establishment européen à la politique américaine, dans à peu près tous les domaines) ?

Car la Russie, après avoir paru un temps en difficulté, semble finalement sortir, à moyen et long terme, grande gagnante de cette crise. Certes, la coupure avec l’Europe sera vraisemblablement durable et le risque que l’Ukraine entre dans l’Otan existe – cela dépendra de l’évolution du conflit dans le Donbass, des grandes manœuvres diplomatiques qui ont lieu dans l’ombre et de la situation économique et politique en Ukraine même.

 Mais la Russie a mis – ou remis – la main sur la Crimée, s’assurant définitivement la base navale de Sébastopol. Surtout, l’activisme occidental semble paradoxalement avoir jeté dans les bras de Moscou le reste du monde… Au-delà de l’écume des événements, l’année 2014 aura connu des mouvements de fond considérables, parfois surprenants, tous Europe exceptée, au bénéfice de la Russie et au détriment des États-Unis.

 L’on en avait eu un premier aperçu lors du vote du 27 mars à l’ONU sur le rattachement de la Crimée à la Russie. Présenté par les médias occidentaux comme une preuve supplémentaire de l’isolement de Moscou sur la scène internationale, ce vote constitua au contraire une petite victoire pour la Russie et dessinait déjà les prémices de l’isolement américain qui ira grandissant tout au long de l’année.

Sous des prétextes divers, près de quatre-vingt États – les principaux pays de la planète en dehors du bloc occidental et de ses protégés – s’abstinrent de condamner la Russie : Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Argentine, Pakistan, Iran, Israël (!), Egypte, Irak (!), Vietnam, Liban, Émirats arabes unis, Maroc, Kazakhstan, Algérie, Uruguay, Kenya, Tanzanie, Ouzbékistan, Afghanistan (!), Maroc, Sénégal, Côte d’Ivoire…

Ces poids-lourds mondiaux ou simplement régionaux ont pour dénominateur commun de ne pas être sous influence occidentale directe, de ne pas faire partie d’une alliance militaire américaine et de mener une politique étrangère indépendante, pas nécessairement pro-russe.

La trahison d’États-clients comme Israël – qui argua d’une grève de son personnel diplomatique, piètre excuse qui ne trompa personne à Washington − l’Irak ou l’Afghanistan provoqua d’ailleurs la fureur du Département d’État américain. La carte suivante est éclairante. Remarquons que, mis à part le petit Bhoutan, l’Eurasie dans son ensemble s’abstint de condamner la Russie, ainsi que la majorité de l’Amérique du Sud, de l’Afrique et la moitié des pays arabes.



En vert : États ayant condamné le rattachement de la Crimée à la Russie. En jaune : États s’étant abstenus par vote. En bleu : États s’étant abstenus sous divers prétextes. En rouge : États ayant voté contre la condamnation.
La dernière semaine de mai fut un cauchemar pour les stratèges américains qui assistaient, impuissants, à ce qu’ils avaient toujours redouté : l’accélération du processus d’intégration de l’Eurasie. Du point de vue géopolitique, c’est à coup sûr l’un des moments les plus importantes de ce début de XXIe siècle. La visite très attendue de Poutine en Chine se solda, on l’a vu, par le contrat gazier du siècle.

Surtout, il fut décidé que le dollar ne serait pas utilisé comme moyen de paiement, marquant le début de la fin de la domination universelle du dollar qui permettait jusqu’alors aux États-Unis de se faire entretenir par le reste de la planète.

Le mouvement de dé-dollarisation s’accélère partout, en Amérique latine mais aussi en Asie ou au Moyen-Orient. La Chine promit également d’investir massivement en Crimée, reconnaissant ainsi implicitement l’annexion de l’île par la Russie. Et, cerise sur le gâteau, le président chinois proposa une nouvelle structure de sécurité asiatique incluant la Russie et l’Iran mais excluant les États-Unis, le tout en présence des présidents irakien et afghan visiblement très intéressés par l’idée – on imagine aisément qu’à Washington, l’enthousiasme des présidents irakien et afghan, installés par les Américains au terme de guerres à plusieurs centaines de milliards de dollars, fut considéré comme un nouveau coup de poignard dans le dos.

Deux jours plus tard eut lieu le Forum économique de Saint-Pétersbourg en présence d’importantes délégations d’investisseurs chinois, indiens, japonais, mais aussi allemands. Le représentant chinois reprit la proposition faite par le président Xi Jinping lors de son voyage en Allemagne : une voie ferrée passant par la Russie et reliant la Chine à l’Allemagne en douze jours, nouvelle Route de la soie appelée à devenir la principale voie commerciale du monde, évitant la voie maritime susceptible d’être interrompue par les Américains, marginalisant ainsi les États-Unis.

Ce nouveau jalon de l’intégration économique eurasiatique repose maintenant sur l’évolution des sanctions européennes prises à l’encontre de la Russie – et l’on comprend que Washington ait pesé de tout son poids pour convaincre Bruxelles, Berlin, Londres et Paris de prendre ces mesures. Tout dépendra de l’Allemagne, engluée dans ses propres contradictions, à la fois cheval de Troie en Europe des intérêts géopolitiques américains et des intérêts géo-économiques russes. A ce titre, le pas de deux d’Angela Merkel qui se rapproche tour à tour de Washington et de Moscou sera très intéressant à suivre. Enfin, quelques jours plus tard, l’accord sur l’Union Eurasienne fut signé entre la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie. Certes, l’Ukraine n’en fait pas partie, mais d’autres pays demandent leur adhésion : le Kirghizstan, l’Arménie, et il est même question de la Turquie.

La prise de distance d’Ankara avec l’Occident est l’un des faits les plus remarquables de cette année 2014. Dans le Grand jeu entre Moscou et Washington, où chacun tente de prendre les pions de l’autre, l’on parle évidemment beaucoup de l’Ukraine que les États-Unis tentent désespérément d’arracher à l’orbite russe depuis vingt ans, mais moins de la Turquie qui prend doucement mais sûrement le chemin inverse, sans à-coups, sans guerre, sans même que la Russie n’insiste vraiment, d’une manière somme toute naturelle.

 Nous avons vu que Erdogan avait secoué la scène internationale début 2013 en déclarant qu’il était dorénavant plus intéressé par l’Organisation de Coopération de Shanghai que par l’Union Européenne. Le 19 juillet 2014, deux nouvelles bombes géopolitiques ont éclaté. En marge d’une rencontre des ministres de l’économie et du commerce des pays du G20 à Sydney, le ministre turc proposa d’établir une zone de libre-échange avec l’Union Eurasienne. A Washington, il y a de quoi s’arracher les cheveux : tout a été fait pour que l’Ukraine n’y entre pas et voilà que leur propre allié au sein de l’Otan entend s’y intégrer, partiellement au moins.

Pire ! Le même jour, Ankara demanda formellement à Moscou de commercer désormais dans leurs monnaies nationales et non plus en dollars, accélérant le mouvement de dé-dollarisation du commerce mondial, donc la difficulté grandissante des États-Unis à s’autofinancer. Si les décisions politiques ou géopolitiques suivent les mouvements économiques, ce revirement turc est somme toute assez logique. L’année dernière, Gazprom annonçait que la Turquie deviendrait bientôt le premier importateur de gaz russe devant l’Allemagne.


Pour Vladimir Poutine, les bonnes nouvelles se sont enchaînées durant l’été. Pour sa première visite officielle hors monde arabe, le président égyptien al-Sisi a choisi la Russie et non les États-Unis ou l’Europe. A Sotchi, cet autre poids lourd du Moyen-Orient qu’est l’Égypte a montré son intérêt pour un accord de libre échange avec l’Union Eurasienne qui, loin d’être mort-née comme d’aucuns le prétendent, semble attirer un nombre croissant de pays, y compris en dehors de l’Eurasie proprement dite.

De plus, Le Caire a évidemment proposé d’augmenter ses exportations agricoles vers la Russie pour compenser l’arrêt des importations de produits alimentaires européens, mesure de rétorsion prise par le Kremlin suite aux sanctions décidées par l’Union européenne. Ces sanctions, prises sous la pression américaine et qui paraissent maintenant de plus en plus suicidaires, ont fait la joie d’un grand nombre de pays dans le monde qui se sont immédiatement bousculés pour remplacer les Européens sur le marché russe : Argentine, Brésil, Egypte, Turquie, Chine, Inde, Équateur, Uruguay…

Enfin, comment ne pas parler de l’intégration des BRICS, même si cela ne concerne que partiellement notre sujet ? Créé de manière quelque peu informelle au début des années 2000, ce club regroupant les cinq principaux pays émergents de la planète – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – compte trois milliards d’habitants, assure 50% de la croissance économique mondiale et totalise un PIB qui talonne déjà celui des États-Unis et de l’Union Européenne.

Selon un rapport pourtant très conservateur de Goldman Sachs, quatre des cinq membres feront partie des six premières économies mondiales en 2050 (la Chine (1ère), l’Inde (3e), le Brésil (5e) et la Russie (6e). Goldman Sachs, Dreaming with BRICS : The path to 2050, in Global Economics Papers n°99, 2003). Or les BRICS se sont mués, au fil du temps, en association aux liens de plus en plus serrés, économiques mais aussi diplomatiques.

Ils partagent la même vision d’un monde multipolaire, rejettent l’unilatéralisme américain, remettent en cause le système financier international issu de la Seconde Guerre mondiale et dominé par les Occidentaux. Lors du vote sur la Crimée à l’ONU, les quatre partenaires de la Russie ont refusé de la condamner et lui ont au contraire apporté un discret soutien.

En juillet, lors du sommet de Fortaleza, les BRICS ont décidé de passer à la vitesse supérieure, créant un système financier parallèle comprenant un fonds de stabilisation de 100 milliards équivalent-dollars et une banque de développement au capital de 50 milliards équivalent-dollars, concurrençant respectivement le FMI et la Banque mondiale, instruments permettant jusqu’ici la domination financière américaine par le biais des prêts en dollars.

La mise en place de ce nouveau système financier international s’accompagne d’accords bilatéraux au sein et autour des BRICS – l’Argentine souhaite vivement y entrer – visant à ne plus utiliser le dollar dans leurs échanges : Chine-Russie, Argentine-Chine, Argentine-Russie, Brésil-Chine, Argentine-Brésil… sans compter la proposition turque dont nous avons parlé plus haut.

Une autre semaine noire pour Washington qui voit maintenant la domination du dollar sérieusement ébranlée, et partant, sa capacité d’endettement lui permettant de faire financer ses guerres par les autres pays. Est-ce un hasard si l’avion de la Malaysia Airlines fut abattu deux jours après le sommet de Fortaleza, le doigt accusateur immédiatement pointé sur les rebelles russophones donc la Russie, dans une hystérie médiatique collective assez surprenante ?

L’intégration des BRICS, ou peut-être est-ce la prochaine entrée de l’Inde dans l’Organisation de Coopération de Shanghai, a même réussi le tour de force de raccommoder les deux ennemis héréditaires de l’Asie. L’étonnant rapprochement, ces derniers mois, entre la Chine et l’Inde est l’un des grands faits marquants de l’année 2014.

Le mouvement avait déjà été initié au tournant de 2010, mais il s’est accéléré avec l’élection au poste de premier ministre de Narendra Modi. Signe des temps, New Delhi avait invité pour la première fois de son histoire le ministre des Affaires étrangères chinois ainsi que le premier ministre pakistanais à assister à la cérémonie d’investiture, et tous deux acceptèrent. Dans la foulée, Pékin annonça une batterie d’investissements en Inde.

L’admiration de Modi pour la Chine est de notoriété publique et il y fit de nombreuses visites lorsqu’il était encore ministre en chef de sa province du Gujarat. En retour, les dirigeants chinois n’ont pas ménagé leurs louanges, le comparant même à Deng Xiao Ping.

En réservant sa première visite internationale pour le sommet des BRICS le 15 juillet à Fortaleza, Modi a envoyé un message symbolique fort sur ses priorités en politique étrangère : œuvrer à un monde multipolaire, se rapprocher de la Chine et maintenir l’amitié traditionnelle avec la Russie. Le président américain Obama, lui, attendra jusqu’en septembre pour une rencontre en marge de l’Assemblée générale de l’ONU… Pékin et New Delhi, autrefois si sourcilleux, sont désormais prêts à tous les compromis : la banque des BRICS, qui sera basée à Shanghai, aura un président indien.

Autre signe du très net réchauffement des relations sino-indiennes et de la confiance mutuelle qui s’instaure : après le contrat du siècle signé en mai entre Moscou et Pékin, le premier ministre indien a proposé de prolonger le gazoduc jusqu’à son pays, reliant ainsi la Sibérie à l’Inde à travers le territoire chinois, chose impensable il y a seulement quelques années.

Ce méga-deal a d’ailleurs provoqué un foisonnement de projets de pipelines en Eurasie. En visite à Moscou, le ministre pakistanais de l’énergie a proposé à la Russie de construire un gazoduc vers le Pakistan. L’entrée du Pakistan et de l’Inde dans l’Organisation de Coopération de Shanghai en septembre pourrait faciliter le transit à travers les républiques d’Asie centrale, tout en encourageant d’ailleurs à régler enfin le conflit indo-pakistanais au Cachemire, permettant ainsi le passage du pipeline Gwadar-Chine que nous avions évoqué plus haut. Par ailleurs, Moscou a effacé 90% de la dette nord-coréenne contre le passage d’un gazoduc fournissant le riche marché sud-coréen, rapprochant ainsi par des liens énergétiques indissolubles les deux frères ennemis.

La construction devrait débuter sous peu, Séoul ayant fait la sourde oreille aux pressions américaines pour sanctionner la Russie. Le Japon n’est pas en reste puisque plusieurs dizaines de députés se sont exprimés en faveur de la réalisation du vieux projet de gazoduc entre l’île russe de Sakhaline et Ibaraki. Cependant, Tokyo est tiraillé entre ses besoins énergétiques croissants suite à l’accident de Fukushima et à la diminution de la production nucléaire qui en a résulté, et la nécessité de ne pas trop déplaire aux États-Unis.

La Russie se tourne vers les riches marchés asiatiques et commence enfin à développer pleinement ses immenses ressources énergétiques de Sibérie, jusque-là sous-exploitées. L’aigle à deux têtes de l’emblème russe était traditionnellement tourné à la fois vers l’Europe occidentale et vers l’Asie. Le comportement européen durant la crise ukrainienne a profondément déçu Moscou où les eurasistes ont marqué beaucoup de points ces derniers mois (voir le dossier très complet sur l’eurasisme dans le numéro 1 de Conflits, printemps 2014). Face à une Europe vieillissante, endettée et de plus en plus soumise aux exigences de Washington, les pôles de richesses et de dynamisme asiatiques représentent une option autrement plus attrayante. Cela prendra certes un peu de temps mais c’est inévitable.

L’on pourrait d’ailleurs remarquer que, contrairement aux États-Unis qui utilisent cette formule stratégique de manière répétitive mais quelque peu vaine, Vladimir Poutine est en passe de réussir sans coup férir son pivot asiatique. La géopolitique de l’énergie et l’intégration eurasiatique sont même susceptibles de réaliser l’impossible : régler définitivement des conflits vieux de plusieurs décennies, entre l’Inde et le Pakistan ou entre les deux Corées.

La tectonique des plaques géopolitique et économique quitte peu à peu l’Atlantique pour faire mouvement vers l’Eurasie, vers les BRICS, vers le monde multipolaire de demain, d’aujourd’hui déjà. Au-delà des effets de manche, les États-Unis sont chaque jour plus marginalisés ; ils n’ont plus les moyens de leur politique ni la politique de leurs moyens.

Le mouvement de dé-dollarisation du monde s’accélère, ils perdent leur contrôle sur les flux énergétiques qui, seul, pourrait leur permettre de garder une certaine primauté sur le monde, tandis que le Heartland et le Rimland sont en train de leur échapper. Le Grand jeu continuera dans ces zones névralgiques de la planète mais l’Amérique ne peut plus le gagner, tout juste peut-elle en retarder l’échéance.

L’aigle russe à deux têtes, lui, regarde ailleurs désormais : vers l’intégration géostratégique de l’Eurasie, matérialisée par une Organisation de Coopération de Shanghai en pleine ascension, unissant maintenant les principales civilisations eurasiennes, et vers la multipolarité du monde, représentée par les BRICS, principales puissances économiques du monde à l’horizon d’une génération.

Christian Greiling

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